Changer d’avis… jolie façon de défendre une certaine « incohérence », et d’en faire « pour ainsi dire une vocation » : avec ce recueil d’ « essais ponctuels » abordant des domaines aussi variés que la critique littéraire, le récit autobiographique ou le reportage (avec une pertinence toute relative), Zadie Smith délaisse momentanément le terrain romanesque – NW, publié l’année dernière en Angleterre, devrait bientôt rejoindre ses autres titres traduits chez Gallimard – pour s’interroger sur ce qui fait ou non identité. Sur les stratégies à l’œuvre pour s’y conformer, ou au contraire y échapper. Sur le pouvoir qu’a la littérature d’en conjuguer les mouvements contradictoires.
Dans ce recueil assez inégal, dont la fraîcheur et la modestie ne suffisent pas toujours à faire oublier certaine platitude argumentative, voire l’inanité du sujet traité (comme celle de ces « Dix observations sur le week-end des Oscars »), ce seront là ses plus belles pages – sur la capacité de l’être à la métamorphose, au déplacement, à l’ambivalence intimes – plus que tout au refus de toute assignation. Bien sûr, elle connaît son Edward Saïd et le champ des postcolonial studies sur le bout des doigts, Zadie Smith ; l’étude d’Une femme noire de Zora Neale Hurston (1937) qui ouvre le volume pose avec une violente naïveté la question de la catégorisation, ici inhérente à la littérature féminine noire-américaine : « seule une femme noire peut(-elle) véritablement comprendre ce roman » ? D’où ceci : qu’est-ce qu’être femme, noire, et écrivain ? Comment affirmer la négritude sans s’y réduire ? Et, surtout, comment donc changer d’avis – passer de la revendication du caractère universel de la littérature (hors toute origine raciale ou socioculturelle) à la reconnaissance de cette vérité, troublante de simplicité : « je suis une femme noire, et c’est pour ça sans doute que ce livre m’émeut tant ». Paradoxe ? Mais de cette dualité faire une force ! Ne pas succomber corps et âme à l’insidieuse acculturation que produit la conformation au système (social, culturel, éducatif) – ce qu’on appelle ailleurs intégration ? Mais voir plus large – être « femme, homme, noir, blanc, croyant, hérétique, catholique, protestant, juif, musulman ».
Avec son sens tranquille du didactisme, suivons-la donc dans ses lectures de Shakespeare, Kafka, Nabokov – autant de biais pour dire les vertus du multiple et de l’incertain, avant d’ouvrir la perspective à d’autres dimensions. Car le recueil se découpe en cinq parties, comme les cinq sens d’une totalité perceptive : « Lire » donc, mais encore « Être » (avec un essai d’une belle honnêteté sur le métier – aux pleins sens du terme – d’écrivain, mais des pages plus faibles sur le Liberia), « Voir » (à lire pour son portrait tressautant de Katharine Hepburn, magnifique et têtue, ou l’évocation de l’indomptable Anna Magnani), « Sentir » (et ses pages puissantes et douces, tristes et ironiques, sur le père – un goût de cendre dans la bouche) et enfin « Se souvenir ». Dans un dernier essai en forme de panégyrique, Zadie Smith rend un hommage appuyé à David Foster Wallace, mort en 2008 (cf. Lmda N°137). De son « écrivain contemporain favori », par une analyse méticuleuse des Brefs entretiens avec des hommes hideux, elle montre justement, au-delà de l’exploration virtuose des « possibilités formelles et philosophiques » de la fiction, la capacité, sous-tendue par une infinie empathie, à élargir le prisme de l’identité. Récuse au passage certaine sanctification de l’auteur opérée par le système éditorial et médiatique. Et cite Wallace sur Kafka : « Le combat terrifiant pour établir un moi humain a pour résultat un moi dont l’humanité est inséparable de ce combat terrifiant, justement… Notre impossible voyage sans fin qui mène chez nous est en vérité notre chez-nous. » – façon de boucler la boucle.
Valérie Nigdélian-Fabre
Changer d’avis
de Zadie Smith
Traduit de l’anglais par Philippe Aronson,
Gallimard, 448 pages, 24,90 &euro
Essais Prisons dorée
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Valérie Nigdélian
Zadie Smith versant essai : Kafka et Wallace, Hepburn ou Obama comme autant de prétextes pour revendiquer le droit de l’individu au déplacement.
Un livre
Prisons dorée
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.