Zoïle éloquent de La Société du spectacle (Buchet-Chastel, 1967) qu’il rejeta avec détermination, Guy Debord (1931-1994) s’est vu jouer un tour que seule la société bourgeoise pouvait imaginer : récalcitrant déclaré, celui qui refusa de faire tourner la grande roue de la société de consommation comme un hamster s’est vu attribuer le statut de « trésor national », comme un caniche de concours. Moins cynique qu’il y paraît, et moins moqueuse aussi sans doute, l’opération n’avait qu’une visée patrimoniale. Elle constituait une réponse au risque de vente par morceaux des archives du penseur et à leur dispersion dans les universités américaines. Après acquisition en espèces sonnantes et trébuchantes – suffisamment notoire, la rébellion (sans casse) finit par payer –, elle permet en outre à la Bibliothèque nationale de France de présenter une exposition riche en documents inédits, rares, singuliers, comme ce jeu de plateau d’inspiration stratégique, version à peine évoluée du jeu Risk (1959), édité à cinq exemplaires au moment où Debord montait avec Gérard Lebovici (1932-1984), son ami et éditeur assassiné dans un parking à Paris, une société destinée à son exploitation commerciale.
Depuis l’exposition du Centre Georges Pompidou intitulée « Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps » (1989), l’intérêt ne cesse de croître pour Guy Debord. Après son suicide en novembre 1994, les documents inédits ont fait surface, justifiant pleinement le militantisme des éditions Lebovici durant les années 1970 et les publications ultérieures des éditions Allia et alii. Les rééditions successives des Irréguliers de G. Guégan (Flammarion, 1999), de Lipstick Traces de G. Marcus (Folio, 2000), de L’Insurrection situationniste de L. Chollet (Dagorno, 2000), du Singe appliqué (Le Dilettante, 2012) de Jean-Louis Brau, etc. ont apporté à leur tour des lumières sur les origines de l’Internationale situationniste. Dans La Tribu (Allia, 1998) J.-M. Mension décrit admirablement l’ambiance alcoolisée du café Chez Moineau (cocktails pastis-rhum, s’il vous plaît), l’effervescence des scholastes buissonniers et des irréguliers agitateurs d’idées plus ou moins solides. Parmi ceux-ci, un trublion gesticulant sur tous les fronts de l’avant-garde à Saint-Germain-des-Prés, Isidore Isou, fonde en 1946 le Lettrisme, un mouvement doctrinal, artistique et littéraire – mais aussi social et politique – qu’il situera bientôt entre Dada et Situationnisme dont il constitue en réalité la première marche. Il n’est pas seul, loin de là, car les énergies se regroupent. Une récente exposition lettriste s’est tenue au printemps 2012 au Passage de Retz (9 rue Charlot, Paris) et son catalogue illustré Bientôt les lettristes (1946-1977), un fascicule souple de 36 pages, faisait le point sur cette première aventure collective, de moins en moins collective, mais toujours aussi alcoolique.
Une sorte d’artiste multimédia en avance, un Warhol de...
Histoire littéraire Parodié par la réalité
Personnalité emblématique, Guy Debord a incarné dans l’immédiat après-guerre une pensée politique, doublée d’une sociologie naïve appliquée à la topographique : le situationnisme. Génie incompris ou habile synthétiseur des réalités de son temps, il ne cesse de se rappeler à la société qu’il honnissait.