Il n’est pas certain, malgré son titre, que ce livre soit l’introduction la plus limpide qui soit à la pensée de Frantz Fanon (1925-1961). John Edgar Wideman, qui dans son œuvre affronte en poète la complexité du monde et des formes que revêt la douleur d’être, ne doit pas être attendu comme un vulgarisateur des idées du psychiatre et philosophe martiniquais, penseur de l’aliénation qu’induit le colonialisme. Dans ses livres – dont le premier d’entre eux, Peaux noires, masques blancs (1952) et le dernier paru de son vivant, Les Damnés de la terre (1961) – Frantz Fanon analyse les mécanismes de la domination raciale et conçoit les luttes que doivent mener les colonisés pour recouvrer leur dignité d’êtres humains. Que J. E. Wideman se soit attaché à la figure de Frantz Fanon ne surprend pas si l’on se penche sur le parcours de cet écrivain né en 1941, élevé à Homewood, quartier noir pauvre de Pittsburgh, ville qui prête son cadre à plusieurs de ses livres.
Élève brillant repéré au lycée pour ses talents de basketteur, Wideman a pu s’extraire du ghetto de Homewood pour suivre des études de littérature à l’Université de Philadelphie. Une bourse lui permettra ensuite de séjourner deux ans à Oxford en Angleterre. Enseignant à l’Université Amherst du Massachussetts, auteur d’une douzaine d’ouvrages dont une bonne partie est traduite en français chez Gallimard, il est un miraculé de la société américaine. Son frère Robby, de dix ans son cadet, n’a pas eu cette chance. Âgé d’un peu plus de 20 ans en 1975, il est impliqué dans une affaire criminelle qui aboutira à sa condamnation à la prison à perpétuité. Ces deux trajectoires opposées constituaient la trame du très beau Suis-je le gardien de mon frère ? On les retrouve dans Le Projet Fanon, livre dans lequel Wideman mêle une évocation poignante et fragmentaire de la vie de Frantz Fanon – son enfance à la Martinique, son exil, sa découverte étonnée de la neige en métropole, l’expérience de la guerre, son attention à ses patients en Algérie, son désir de bouleverser l’ordre établi des choses, ses livres écrits dans l’urgence, son lit de douleur et de pensées ardentes – et des éléments de son histoire familiale à Homewood.
« Vieux cœur qui bat fort ».
Aux commandes d’un Cessna imaginaire qui vole au-dessus de la Land Rover de Fanon lancée sur une piste africaine, Wideman s’approche de lui au-delà du raisonnable : « Frantz Fanon a les pensées ci-dessus ou des pensées similaires, qu’il est de mon devoir, c’est ma mission, ma folie, de transcrire. (…) Pour les besoins de la cause, disons que ma vision aux rayons X peut traverser le ventre de l’avion, le plafond de la Land Rover, le casque, les cheveux, la peau, les os de Fanon qui protègent son cerveau, lequel produit ces pensées que je tente de traduire en mots ou, de préférence, en images visuelles puisque mon propos est d’écrire un scénario sur la vie de Fanon tel qu’un réalisateur ne pourrait le refuser. » Le projet est en effet de convaincre Jean-Luc Godard de tourner ce film. Pour cela, et pour d’autres raisons encore, l’auteur s’invente un double, Thomas, qui, afin de s’acquitter de cette besogne, accomplira maints voyages, notamment en France, son scénario sous le bras. À Paris, Thomas consentira à tomber amoureux de nouveau, comme en un hymne à la vie et en hommage à d’anciennes amours, refusant la fatalité, oubliant « le fait qu’on est assez près de la tombe pour humer la mort dans notre sueur ». Il regardera de nouveau avec bienveillance « ce jumeau qui ronchonne dans un silence agressif ou bavasse bien trop dans une langue qui, de jour en jour, devient plus opaque, qu’on l’écoute ou pas. Ton compagnon de cellule. »
Tenir quoi qu’il advienne le fil ténu de la vie, ne rien laisser au temps qui passe et menace de tout emporter. Lorsqu’il se rend au parloir du pénitencier où Rob, le petit frère, survit depuis presque trente ans sans guère d’espoir d’en sortir un jour, John Edgar entend le rappel à l’ordre que le prisonnier lance à leur mère, désormais très âgée et rivée à son fauteuil roulant : « (…) je l’entends répéter le mantra sur lequel il compte pour maintenir notre mère en vie. Rappelle-toi, M’man, t’as promis d’aller nulle part jusqu’à ce que je sorte de ce trou. Oublie pas, chère vieille dame. T’as promis. »
Plus loin dans le livre, disons plus tard dans le scénario Fanon, on retrouvera cette vieille personne – vigie qui habituellement scrute, depuis son balcon, le paysage figé de Homewood – arpentant en fauteuil roulant les couloirs de l’hôpital où Frantz Fanon lutte contre la leucémie qui ne va pas tarder à l’emporter. Et voilà qu’elle s’approche de sa chambre. « De son côté de la porte close, Fanon ne manque rien. Il entend les roues en mouvement, le vieux cœur qui bat fort. La porte pas tout à fait transparente, de sorte qu’il fallut du temps pour que les traits de la vieille femme la transpercent, mais maintenant une image claire de son visage lui parvient chaque fois qu’elle passe. »
Jean Laurenti
Le Projet Fanon
John Edgar Wideman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Bernard Turle
349 pages, 23,90 €
Zoom Lumières noires
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Jean Laurenti
Avec Le Projet Fanon, œuvre torrentielle et sensible, John Edgar Wideman interroge la figure fraternelle de Frantz Fanon et replonge dans son histoire familiale.
Un livre
Lumières noires
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.