Un livre

Le Démon de l’écriture

de Ben Kafka

Editions Zones sensibles

D’avis général, la rentrée littéraire a eu la bienveillance de nous fournir un livre épatant. Le Démon de l’écriture se lit même sans que l’on prête attention au propos postambulique de Robert Darnton qui crache un peu dans la soupe à propos d’une légère claudication méthodologique. Peu nous en chaut, d’autant que les débats historiographiques sont ennuyeux, contrairement à l’entraînant « roman » de l’administration que dresse Ben Kafka, jeune professeur de l’histoire des médias à New York. De l’administration, disions-nous, mais surtout de sa conséquence inéluctable : la paperasse. Celle que Saint-Just voit entraver la bonne marche de la Révolution mais qui, rationalisée, prolifère à qui mieux mieux, celle qui, mâchée, sert à sauver les probables victimes de la guillotine de la Terreur, celle qui domine naturellement toute l’activité de ce que Vincent de Gournay (1712-1759) a nommé la « bureaucratie »… À titre d’illustration ce chiffre : en 1700, on dénombrait 5700 dépôts d’archives sur le territoire français. Le mal est ancien.
La « chaîne d’exécution descend, écrivait le chimiste et ministre de l’Intérieur Chaptal, sans interruption, du ministre à l’administré, et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique. » Convoquant Freud et Marx dans des postures inhabituelles, Kafka montre que ça n’est pas toujours aussi simple et qu’un fonctionnaire lésé peut ne jamais trouver remède à ses griefs. La paperasse qu’il analyse se montre imprévisible et source de frustration. Mais elle constitue aussi le meilleur argument du papier, car sa nature rend ce dernier aussi versatile qu’« abordable, portable et durable ». Voilà qui en fait, « à bien des égards le support matériel idéal ». Au terme de son délicieux essai, tandis que le lecteur ragaillardi se sentirait presque le courage d’affronter à nouveau la maison Sécu ou Pététée, Kafka laisse paraître en filigrane un sage conseil : réformons donc l’Homme plutôt que de blâmer ses déchets paperassiers.

Éric Dussert

Le Démon de l’écriture.
Pouvoirs et limites de la paperasse
de Ben Kafka
Traduit de l’américain par Jérôme Hansen
Zones sensibles, 184 pages, 15 €