Sud de la France, époque indéterminée, aujourd’hui déjà ou peut-être demain…, dans tous les cas un futur proche… Patrick Maurin reprend connaissance sur un bord d’autoroute. Dans le cirage, il tâtonne, se relève, marche et finit par retrouver sa voiture accidentée et, à l’intérieur, le corps de sa jeune femme, Sophia, attachée à sa ceinture de sécurité, déjà froide. Maurin a été épargné, éjecté du véhicule par miracle. Dans la vie, il est consultant. Il rédige des questionnaires, fait passer des auditions à des candidats qui veulent devenir à prix d’or propriétaires d’une maison dans de superbes résidences fermées, des « gated communities » comme aux États-Unis ou en Afrique du Sud. Avant l’accident, il a eu une brève altercation avec des Maghrébins, lesquels l’ont, dit-il, poursuivi en voiture et auraient tiré sur un pneu pour provoquer le drame. Le flic qui enregistre ses déclarations a des doutes… Le Capitaine Durandal, malgré son physique disgracieux, obèse et écœurant quand il est pris d’une faim compulsive, est réputé bon enquêteur. Il est accompagné d’Alice Camilieiri, jeune lieutenant de police métisse, ambitieuse, qui voit dans Maurin un pantin manipulable auprès de l’opinion publique et des médias, pour orienter le fait divers vers un certain discours politique. Ce qui serait d’un bénéfice certain pour le maire qui prépare sa réélection aux prochaines municipales.
Car voilà, lorsque l’accident survient, une autre affaire fait alors la Une. Celle d’un « sniper de l’autoroute » qui fait des cartons sur des automobilistes, et pas n’importe lesquels, seulement des Noirs et des Arabes. Quoi de mieux, dès lors, qu’un retournement de situation avec cette nouvelle victime, blanche cette fois, et son mari, bien sous tous rapports, entretenant des vues plutôt très à droite, et qui se retrouve frappé par la « racaille maghrébine », attaqué sans véritable raison ?
Dans une proximité avec une anticipation sociale à la J. G. Ballard, Antoine Chainas livre un roman habilement construit et dans un style léché et plus fluide sans doute que ses précédents (Anaisthêsisa ou Versus par exemple). Les descriptions (en particulier la scène d’ouverture lorsque Sophia se réveille, quelques minutes avant de mourir) sont à la fois cliniques, méticuleuses, et empreintes d’une forme de douceur poétique qui les rend plus glaçantes encore. Le stress ou la psychologie tordue des personnages (le Capitaine Durandal, seul protagoniste à peu près honnête, torture son propre corps à chaque repas gargantuesque qu’il engloutit), renforcent l’effet de noirceur et créent une ambiance propice au questionnement politique sous-jacent. Si l’enquête policière suit tranquillement ses rails c’est, sans prendre position et sans empathie pour les personnages, pour mieux éclairer l’arrière-plan social d’une France un rien paranoïaque. Le tireur fou vient y représenter à la fois le trouble d’un sentiment d’insécurité exacerbé, et l’extrémisme non pas de la nostalgie d’un ordre ancien, mais du désir d’un « ordre nouveau » (lotissements sécurisés, sélection selon profil ethnique autant que financier, comités d’auto-défense, etc.).
Police dévoyée (la jeune lieutenant arriviste), hommes politiques veules et sans scrupules, racisme ordinaire mais des deux côtés de la barrière, tous ces éléments pourraient presque paraître à la limite du trop-plein. Mais Chainas reste sur cette frontière, ne tombe pas dans le discours moralisateur. Il se « contente » de poser les problèmes en imaginant un discours dominant juste un peu plus marqué qu’il ne l’est déjà, une tension sociale et un jeu sur la peur de l’autre à peine plus forts qu’aujourd’hui, ce qui produit un « imaginaire probable », une réalité parallèle qui pourrait très vite devenir la nôtre…
Lionel Destremau
Pur
d’Antoine Chainas
Gallimard, « Série Noire », 306 pages, 18,90 €
Domaine français Les impuretés de chainas
novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148
| par
Lionel Destremau
Une fable noire, reflet d’une société au bord du gouffre, la nôtre.
Un livre
Les impuretés de chainas
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°148
, novembre 2013.