Ma mémoire ne livre pas beaucoup de secrets, mais bafouille et sautille de-ci, de-là », écrit le Hongrois George Tabori à propos de ses souvenirs publiés cinq ans avant sa mort survenue à Berlin en 2007. Ce grand homme de théâtre, né en 1914 à Budapest, qui collabora notamment avec Alfred Hitchcock et Bertolt Brecht, fut aussi romancier et nouvelliste. Dans cette suite de cinq récits, graves et souriants à la fois, le vieil homme parle de lui et des membres de sa famille d’intellectuels juifs, qu’il évoque avec une tendre ironie, malgré la fin tragique de la plupart d’entre eux. Parmi ces souvenirs « erratiques », des portraits touchants (la mère, le père), brillants (son grand frère, menteur génial) et cocasses – le (même) père qui accompagna François-Ferdinand à Sarajevo, mais qui au moment du fameux attentat contre l’archiduc, roupillait paisiblement à l’hôtel. Sous la plume de ce scénariste né, le grotesque et la légèreté aiguisent la perception du climat de déliquescence en train de s’installer, la menace ne surgissant qu’au détour d’une phrase, comme en passant. C’est pourtant bien le tragique de l’Histoire qui affleure dans l’évocation d’un monde gangrené par la bêtise antisémite et bientôt, le crime absolu. Le 30 janvier 1933, le jeune homme est à Berlin, où il assiste, au milieu de la foule, au « beuglement » de Hitler au balcon de la Chancellerie ; il est loin de mesurer la portée de l’événement. Soixante-dix ans plus tard, le survivant qui ne se pardonne toujours pas l’insouciance juvénile d’alors, avoue être encore hanté par « le martèlement des bottes et les corps décharnés ».
Mais chez Tabori, rien de mieux que l’humour pour donner le change à l’effroi et au chagrin. Ainsi dans les années 1990, lorsqu’il visite le camp de concentration où son père a péri, Tabori cherche en vain un signe qu’il aurait pu lui laisser. La nuit même, celui-ci lui apparaît en rêve ; le fils l’interroge sur une vieille rumeur à son propos : est-il vrai qu’avant de pénétrer dans la chambre à gaz, il s’est arrêté et a dit, se tournant vers un détenu plus âgé : « Après vous, monsieur Mandelbaum » ?
Sophie Deltin
Autodafé
de George Tabori
Traduit de l’allemand par Rosine Inspektor,
Diaphanes, 96 pages, 14 €
Domaine étranger Autodafé
novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148
| par
Sophie Deltin
Un livre
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°148
, novembre 2013.