Bartolo Cattafi ne fut pas seulement ilien d’être né en cette terre écartée du continent qu’est la Sicile, mais surtout par le décentrement que sa poésie contient, cherchant toujours à se désaxer, voire à multiplier ce qui se fourche. À l’image du clinamen lucrétien (sa véritable ascendance comme l’écrit son traducteur), qui dit la déviation naturelle des atomes dans leur chute, et leur entrechoquement possible, la poésie de Cattafi est toujours une oblique lancée, une concaténation plurielle entre plusieurs données du monde et de la nature.
La traduction de Mars et ses ides (1972-73), après celle de L’Alouette d’octobre (1976-77 – La Feugraie, 2010), que propose Philippe Di Meo, impressionne pour deux raisons : la première tient à la modernité (voire contemporanéité) de l’écriture de Cattafi, la seconde à l’intempestivité de ses visées, autant saisies dans l’industrieux mouvement de décrépitude du monde d’alors (pré-mondialisé, gorgé de chimies, arraisonnant la vieille phusis sous la coupe de la mesure de toutes choses), que dans les survivances d’un passé remontant vivace et transformé dans notre présent. Cette adéquation, toujours actée dans la tresse subtile de ses poèmes, résonne dans ce livre comme dans les cercles que dessine le choc d’une pierre jetée sur la surface miroitante d’un étang… C’est d’ailleurs moins la guerre (Mars) qui se donne immédiatement à entendre dans le ton a-lyrique de sa langue, que la division discrète et interne de séries où le poème interroge ce que nous devenons, deviendrons, pris que nous sommes, inévitablement, par les fleuves acides du monde s’effondrant.
Le cercle décentré de ce « juste milieu [doré] » qui, selon Hölderlin (à qui l’on pense parfois ici), conduit à la « fosse excentrique des morts », Bartolo Cattafi la dénonce autant qu’il cherche, dans la tourne de son vers, à s’y arracher. Son pessimisme est actif et explore la venue drue d’une joie rare, mais vraie, telle qu’elle brille en ces deux exemples d’ouverture : « Un produit fait au tour / rivé et brillant / pendu à un mur blanc / un collier pour toi / pour toutes choses / avec lesquelles paisiblement marcher / en ayant derrière soi / amendes et accablements / montagnes et plaines de purgatoire. » ; à « Reniement » est écrit « Qui entre dans une mèche d’arbre / là-dedans s’arrête se retourne / et en ressort reverdi / rafraîchi »… Sensation que l’on a face à cette « saveur de semences » où se rachèterait la honte…
Moins recueil, malgré l’apparence, que véritable livre structuré (en quatre sections, de « Ostuni » à « Faux acacias »), Mars et ses ides crépite et bondit, vibrionne, clignote « la juste allure / sur la terre dure ». A presque chaque poème, ramassé et concentré comme le jaune des citrons du verger de Lucca, se produit cette sensation d’intensité (fendant le haut du crâne, disait Emily Dickinson), sèche et si fermement tendue que cela commotionne toute la sensibilité. Notons combien le poème cattafien « pétale après pétale / séchement [tu] réplique[s] / à la faible pourriture de la rose » et, en post-Ronsard, rappelle « Quelle force de piston dans les cylindres / dans les troncs végétaux / amorphe ouvert en éventail / quel vert se verse et s’agitant t’assaille ». Et plus loin, comment, « Arabesque » mouvement, le poème devient « Comme de l’anis dans l’eau / un fil d’idée se répand / dans le milieu indiqué / calme il ondoie et évolue / en volutes / fraîche et frêle arabesque / ombre suspendue à pic sur le réel ». Ce sera là son anamorphose, où se donne la beauté, cette « tendre et sotte force / verdoyante heureuse ».
Emmanuel Laugier
Mars et ses ides
Bartolo Cattafi
Traduit de l’italien et postfacé par Philippe Di Meo
Héros-Limite, 148 pages, 16 €
Poésie Des mondes pluriels
octobre 2014 | Le Matricule des Anges n°157
| par
Emmanuel Laugier
Poète de la concision et de la concentration maximale, Bartolo Cattafi (1922-1979) offrit avec Mars et ses ides le grand livre de sa maturité, formidable entremêlement d’inflexions pensives et de perceptions fulgurantes.
Un livre
Des mondes pluriels
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°157
, octobre 2014.