Une sorte d’héroïsme absurde, sisyphien, baigne le nouveau roman de Matthias Zschokke, écrivain, dramaturge, cinéaste, et auteur de Maurice à la poule (Zoé), prix Femina étranger 2009. Un livre tragique et drôle à la fois, qui nous conte l’histoire d’un homme qui perd pied devant les exigences de la réalité, la prégnance d’un monde qui, sans ménagement, semble s’ingénier à l’éconduire. Un destin cruel raconté au fil d’une multitude de petites histoires, des petites proses à la Walser qui, comme les pièces d’un puzzle, dessinent le caractère provisoire et dissonant de la vie, tout en soulignant le caractère implacable de ce qui conduit l’homme qui avait deux yeux à se sentir de plus en plus étranger au monde comme à lui-même.
Après la mort de sa chatte, précédant le décès de la femme avec qui il vivait – un être de pure passivité patiente qui « se tenait à côté de lui comme à côté d’un chien » et qui n’aimait rien tant que dormir – il perd son travail de chroniqueur judiciaire et doit quitter son appartement pour une petite ville de province, Harenberg, dans laquelle sa compagne lui avait dit une fois qu’il faisait bon se reposer. Il a 56 ans et espère y prendre un nouveau départ.
Hélas rien ne se passe comme il l’aurait voulu. On le prend pour un autre. « Cela m’arrive constamment, que l’on me confonde. » Dans une sorte d’ahurissement cauchemardesque, il se sent de plus en plus superflu, de ceux « qui se laissent pousser de côté comme des moutons de poussière ». Survivant comme un gibier toujours en alerte, il fuit toute rencontre, se voit renoncer à courir, à sautiller et même à rire. « Il m’est insupportable de ne pas pouvoir intervenir et de devoir me contenter d’être spectateur, de regarder les choses comme elles sont. » Un regard oblique, naïf, provenant d’un déplacement de la perspective et se doublant d’un sens perçant des détails. Humilié par le réel, le regard des autres et l’état d’un monde où les mots ont perdu toute signification, « résonnent comme des bouteilles vides dans lesquelles s’enfile le vent », ou ne sont plus utilisés qu’à des fins tactiques, l’homme qui avait deux yeux a l’impression que les mots et les choses s’éloignent de plus en plus les unes des autres, que les mots « courent loin devant ou derrière [sa] réalité », qu’il est tombé « hors des connexions ».
Égaré en ce monde devenu labyrinthe chaotique, il n’a plus pour fil conducteur que des souvenirs qui donnent lieu à ces petits récits qui le racontent au fil d’une écriture déambulatoire nous faisant régulièrement passer d’un lieu et d’un temps à un autre. Des histoires qui nous le montrent dans sa relation difficile aux autres – un coiffeur, le client d’un restaurant, un tailleur, une fille facile, un ami de jeunesse devenu écrivain, un autre médecin… – ou avec la femme avec laquelle il a vécu trente ans sans jamais connaître vraiment son nom. De petites histoires, comme celle de son désir de devenir membre d’une loge maçonnique, qui sont autant de moments kafkaïens nimbés d’une inquiétante étrangeté tenue à distance par un humour toujours latent. Mais dont tout l’intérêt tient au fait qu’elles sont l’occasion de rendre le son d’une âme originale, d’un moi en perpétuel déséquilibre, d’une figure solitaire et désemparée qui pratique le repassage comme thérapie – « C’est un genre d’exercice spirituel de répétition bouddhiste » – et pour qui « être là, simplement », est devenu quasi insupportable. Une nausée d’être à laquelle la manière d’aller de la prose de Matthias Zschokke, tout en ruptures et art de la dérive, donne corps et langue.
Richard Blin
L’Homme qui avait deux yeux
de Matthias Zschokke
Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher,
Zoé, 256 pages, 20 €
Domaine étranger Un albinos du sentiment
février 2015 | Le Matricule des Anges n°160
| par
Richard Blin
Parce qu’il pense de biais, le nouveau personnage de Matthias Zschokke aimerait autant ne plus… Entre le Bartleby de Melville et le Plume d’Henri Michaux.
Un livre
Un albinos du sentiment
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°160
, février 2015.