Je ne serai jamais un ancien combattant », proclame le narrateur du Grand Voyage (1963) au lendemain de la libération du camp de Buchenwald, en entendant ses camarades échanger et déjà ressasser des souvenirs du camp. Le récit de l’expérience concentrationnaire, commencé dix-sept ans après l’événement (et poursuivi au fil des ans), apparaît ainsi comme un combat, tourné vers l’avenir – « je serai un futur combattant » – sous la plume du militant communiste qu’est alors Semprún. Il ne le demeurera plus très longtemps, ébranlé par la brève et partielle déstalinisation de Khrouchtchev, puis les révélations de Soljenitsyne : Le Grand Voyage est sous presse lorsque paraît Une journée d’Ivan Denissovitch. Dès lors, le résistant anti-nazi et anti-franquiste s’attachera à dénoncer également le Goulag. Un retour critique sur son propre aveuglement le conduira à montrer dans ses textes ultérieurs la transformation de Buchenwald en espace de répression soviétique. C’est alors que prend corps une des spécificités de son témoignage : sa vie s’y voit réécrite, par ajouts et superpositions. Les nombreuses redites, le recyclage des épisodes qui, chez d’autres témoins, comme Kertész ou Borowski, visent souvent à rendre sensible l’effondrement du sujet et/ou à pallier la carence de représentation, servent ici cet objectif de construction de soi. On retiendra par exemple l’image de la place d’appel déserte qui, dans Le Grand Voyage était la scène de la rencontre entre les libérés et les libérateurs américains, révélatrice de l’incapacité de ces derniers à comprendre l’essence de Buchenwald et qui, dans L’Écriture ou la vie, devient le lieu où s’exhibe un immense portrait de Staline réalisé par les rescapés russes dans la nuit qui suit la libération : changement de décor nécessaire pour une réflexion sur « les années de glaciation partielle et partisane de ma pensée ».
Si cette révision de l’expérience a pu susciter des critiques et mettre en question l’authenticité des faits relatés, elle a aussi révélé une dimension importante du dire testimonial, à savoir que les récits sur le passé se tissent en dialogue avec le présent. Un témoignage ne se réduit pas à sa part factuelle, il est le résultat d’une construction rétrospective et s’élabore en rapport avec l’évolution de la société et les représentations mémorielles fondatrices de celle-ci. Les textes de Semprún, où le remodelage du vécu par la mémoire littéraire est pleinement assumé, donnent des clés de lecture pour d’autres réécritures, celles d’Elie Wiesel ou de Simon Laks par exemple. Sensible au contexte – parce qu’il est aussi un acteur social – Semprún déplace progressivement l’accent de la figure du combattant, centrale dans la conscience collective jusqu’au début des années 1960, vers celle de la victime, qui émerge à mesure que grandit l’intérêt pour la Shoah et les textes des rescapés juifs. Le corps glorieux du résistant laisse alors place à celui, dégradé et souillé, du...
