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Domaine étranger Naufragés de Carinthie

novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168 | par Sophie Deltin

Couronné du prix Ingeborg-Bachmann, le roman de Maja Haderlap déchiffre le paysage de la mémoire individuelle et collective de la minorité slovène de ce petit land au sud de l’Autriche. Poignant.

L' Ange de l’oubli

L’Ange de l’oubli se lit comme le retour sur une enfance meurtrie, dans une famille de la minorité slovène en Carinthie autrichienne. La narratrice qui ressemble beaucoup à Maja Haderlap, née en 1961 à Eisenkappel en Autriche et qui vit actuellement à Klagenfurt en Carinthie, se fait le porte-voix, en allemand, des membres de sa famille et des villageois qui ont survécu aux ravages de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui frappe, c’est la prégnance diffuse de la mort autour de celle que l’on suit d’abord fillette puis jusqu’à l’âge adulte, à travers un « je » qui évolue exclusivement au présent. Les témoignages dont elle est le dépositaire sont essentiellement vécus dans l’intimité et la ferveur de sa relation avec la grand-mère – figure bouleversante autour de laquelle gravite le roman – qui lui dévoile des bribes du passé : son mari – le grand-père de la narratrice – qui combattit l’ennemi nazi ; sa propre arrestation et sa déportation au camp de Ravensbrück, sa fuite miraculeuse, la mort de ses « compagnes de souffrances »  ; son fils enrôlé à 12 ans, battu et torturé – le père de la narratrice, autre noyau dur d’un livre volontiers conçu comme un remède à l’amnésie historique.
En effet, parce qu’elle se fait sourcière de voix longtemps restées inaudibles et quasi invisibles aux regards de la postérité, Maja Haderlap rend hommage à la résistance anti-hitlérienne des Slovènes de Carinthie qui luttèrent sans relâche à l’intérieur même des frontières du Reich millénaire. Brimés dans leur langue et leur culture (selon la devise nazie « Un Carinthien, ça parle allemand ! ») par la « Grande Allemagne » au lendemain de l’Anschluss, persécutés, expulsés et déportés, les plus indociles d’entre ceux qui furent enrôlés de force dans la Wehrmacht n’hésitèrent pas à la déserter afin de se cacher ou rejoindre les partisans réfugiés dans les forêts. C’est cette histoire tragique, demeurée « une petite cave sombre et oubliée de la maison d’Autriche », que la romancière exhume superbement. Car, au-delà de la cohorte des victimes qui ne purent en réchapper, combien sont-ils au village, les survivants et les rescapés, à être restés enfermés dans cette « cave du passé », à jamais empoisonnés par leurs propres souvenirs ? Dans ces contrées hantées par la guerre – ce «  sournois pêcheur d’hommes » – le père de la narratrice fait partie de ceux qui ont avalé « l’hameçon du souvenir ». Tout le livre raconte les efforts éperdus – les élans d’amour – d’une fille pour défaire l’emprise de cette mémoire délétère sur son père soumis aux accès de rage et à l’autodestruction. D’ailleurs au village, beaucoup ne trouvent d’issue que dans le suicide.
Dans des pages puissantes, servies par le souffle poétique de Maja Haderlap, les somptueux et impassibles paysages de montagnes et de forêts ne peuvent que difficilement laisser deviner le « secret de la menace qui pèse sur les hommes », celui-là même dont ils ont été un jour le terrifiant théâtre. Les récits de la violence meurtrière passée exercent une forte attirance sur la fillette en même temps que s’imprimant dans son intimité mentale et psychique, se logeant jusque dans son corps, ils s’emparent de son enfance qui menace chaque jour de céder un peu plus. Ainsi : « Je suis fichée dans l’enfance comme un pieu dans une cour où on le secoue tous les jours pour vérifier qu’il supporte bien les secousses. » Plus loin encore, l’ébranlement fait place à la menace d’engloutissement, un des leitmotivs du livre : « Je songe à me retirer de l’enfance dont le toit s’est mis à fuir, je risque de couler avec elle. » D’ailleurs un jour, elle échappe de justesse à une noyade qui emporte sa cousine. Après cet épisode traumatisant, « Je crains que la mort ne se soit nichée en moi comme un petit bouton noir, un lichen dont la dentelle recouvre invisiblement ma peau. » Plus tard, alors que son père s’est enfui et qu’elle craint une nouvelle fois qu’il ait attenté à sa vie, « Le petit orifice noir au-dedans de moi déverse des coulées d’obscurité ».
Contre « les fantasmes de la mort » que « le microbe de la mémoire » sécrète au jour le jour, la narratrice se débat, tentant de s’extraire de ce legs souterrain qui vibre en elle comme une caisse de résonance. Dans cet apprentissage du malheur, sa grand-mère représente à la fois le guide qui relie « l’ici-bas à l’au-delà », « le bâton d’enfance » auquel elle se retient et une « île salvatrice ». « La chambre à coucher de grand-mère est un lieu de mémoire, une alvéole de reine où tout semble plongé dans un liquide laiteux, une couveuse où je suis alimentée des sucs nutritifs grand-maternels. C’est dans cette alvéole germinale que je suis modelée, ainsi que je le comprendrai des années plus tard (…) » Pour restituer cette imprégnation – une initiation davantage subie que choisie – il se trouve des pages déchirantes de justesse, où la conscience de la narratrice affrontant l’énigme de la mort et du mal, devient peu à peu comme séparée d’elle-même, étrangère à son état d’enfance dont elle mesure le naufrage inexorable, comme dans ce passage où elle ne parvient plus à dire « je » : « Debout entre les espaces de temps… l’enfant pense vouloir mourir parce que la mort s’est approchée de si près.… L’enfant veut enterrer ses morts,…les assassinés, les tués, les pendus, les morts inconnus. (…) L’enfant veut retourner auprès des choses immédiates, là où pas un mot ne s’immisçait entre l’enfant et le monde, où rien ne se dérobait. L’enfant veut cueillir les mots sur les choses, le nom coquerelle sur la coquerelle, le nom ortie blanche sur l’ortie blanche. » Comme en écho au poème de Peter Handke : « Lorsque l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant » (Les Ailes du désir), il s’agit bien de dire la perte, l’exil de l’enfance, laquelle coïncidait avec l’enchantement de la parole, l’union magique entre le mot et la chose. Pour apaiser ce deuil, il faudra cette injonction que la narratrice finit au fil du temps par s’adresser à elle-même : « conquérir par l’écriture un corps qui puisse être composé d’air et d’intuition, de parfums et d’odeurs, de voix et de bruits, de choses passées, rêvées, de trace. »
L’Ange de l’oubli qui touche si souvent à la prose poétique sans jamais perdre de vue la maîtrise de la narration, qui procède par scènes, portraits et micro-histoires, a une dimension politique profonde. Outre les questions complexes de l’appartenance à une minorité, à un peuple, du rapport aux langues slovène et allemande, s’y pose celle du difficile témoignage de ceux qu’elle appelle des « quasi-narrateurs ». « Lorsque la manière éparpillée dont sont faits les récits devient trop pour moi, je me demande pourquoi les histoires se morcellent dans la conscience de ceux qui les racontent et ne sont pas reliées à un ensemble plus vaste, comme si chacun avait été laissé seul avec sa guerre, comme si l’esseulement des témoins faisait partie d’une stratégie de l’oubli. » Dressé contre ce risque de dispersion, le roman de Maja Haderlap témoigne d’un itinéraire linguistique qui finit par esquisser une voie d’émancipation par et dans les mots. Ce défrichement d’un chemin « vers le haut, vers la langue », la narratrice l’effectue certes à tâtons : c’est d’abord l’internat à Klagenfurt où elle écrit ses premiers poèmes en slovène – idiome « indésirable », « publiquement méprisé » –, Vienne où elle étudie le théâtre puis Lubjlana en Slovénie où elle écrit une thèse en allemand. Non sans constater un jour que le slovène s’est retiré, « a fugué » de ses pensées, comme à son insu. Pour autant, d’une langue l’autre, se donne à entendre la vérité d’une écriture capable de rassembler les contours de celle qui revenue habiter sa terre natale – la terre de Robert Musil, d’Ingeborg Bachmann et de Christine Lavant – peut alors discrètement affirmer : « Dans l’oublieuse Carinthie j’apprends à ne pas oublier. »
Sophie Deltin

L’Ange de l’oubli de Maja Haderlap
Traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard
Banoun, postface par Ute Weinmann,
Métailié, 240 pages, 20

Naufragés de Carinthie Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°168 , novembre 2015.
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