Raymond Carver, le cœur et l'ouvrage
- Présentation Explorer le connu
- Entretien Et puis Carver est devenu Carver
- Papier critique Ballades sans harnais
- Papier critique Vertige de l’ordinaire
- Autre papier « Il écrivait des choses terribles »
- Autre papier Bascule
- Autre papier Sonate nocturne
- Autre papier Carver ailleurs Carver l’autre
- Autre papier Entrer, s’attarder
- Autre papier Le bonheur, désespérément
- Autre papier Soudain, Carver
- Autre papier Croire en l’amour
- Autre papier Innocents
Quel est le sujet (l’obsession) de Carver ? Si on puise dans les idées simplificatrices, on trouvera le malheur. Non pas le malheur métaphysique de notre finitude et de notre déréliction, mais les emmerdements du quotidien, le malheur banal, que Carver nous ferait voir de plus près, avec ses variétés et ses nuances. Or plus je le lis et plus je crois que son grand sujet est au contraire le bonheur, mais le bonheur manqué (parfois de peu), le bonheur vu trop tard, ou trop loin ; l’abus d’alcool et la sexualité libérée, motifs souvent présents, étant les expédients choisis par ses personnages pour se consoler de ce qu’ils ont perdu ou n’ont pas su saisir.
La première nouvelle qui me vient a pour titre « Voisins de palier ». L’histoire est celle de Bill et Arlene Miller, un « couple heureux », nous dit Carver, tout en ajoutant que lorsqu’ils se comparent à d’autres couples de leur connaissance, ils ont l’impression d’avoir « loupé le coche ». C’est le côté marxiste de Carver : la société américaine prospère, mais ses enfants s’y sentent de moins en moins à l’aise. Un jour, les vis-à-vis des Miller, donc, les Stone, leur remettent, avant de partir en voyage, la clé de leur appartement : Minette à nourrir, plantes à arroser. Les Miller envient les Stone de pouvoir s’offrir des vacances, mais l’appartement confié avec ses secrets va leur procurer un terrain d’expériences tout aussi excitant. Nous les voyons, grâce à cette clé, faire des incursions de plus en plus débridées dans l’intimité des Stone, comme nous assistons au regain de leur appétit sexuel. L’appartement d’en face représente à l’évidence tout ce qu’ils n’ont pas ou ne sont pas (ou plutôt croient ne pas avoir ou être). Dans la dernière scène, la clé-félicité a été oubliée à l’intérieur, et Bill et Arlène se retrouvent transis face à la porte close : un air froid souffle sur leurs illusions.
La seconde nouvelle, publiée dans le même recueil (Œuvres complètes, 3), s’intitule « Tais-toi, je t’en prie ». Ralph et Marian Wyman sont de jeunes professeurs qui vivent avec leurs enfants dans un bourg de Californie où ils enseignent. « Ils se considéraient comme un couple heureux », écrit Carver. Mais que pèse ce bonheur ? Il semble que rien ne s’y produit. Tout y est lisse et convenu et morne. Ce qui va bouleverser l’existence des Wyman et leur confortable ennui est la révélation d’un adultère commis au début de leur mariage par Marian. Quelque chose d’inédit, d’incroyable, d’exalté s’est ouvert. Après cet aveu, Ralph, humilié, ne sera plus le même ; il surmontera sa peur du sexe, mais la remplacera, on l’imagine, par d’autres frustrations.
Outre que la trame de « Tais-toi, je t’en prie » fasse bizarrement penser à Eyes wide shut (comme si Kubrick ne s’était pas seulement inspiré, pour son film, d’une nouvelle de Schnitzler), elle offre une symétrie troublante avec l’histoire des Miller et des Stone : où qu’on soit, le bonheur vous regarde toujours du palier d’en face.
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