Eminemment singuliers les cheminements de l’inconscient créateur et les sentiers de l’écriture. En témoigne magistralement L’Écharpe rouge, un texte-clé pour comprendre comment s’est forgée l’idée, et la conception, de la poésie chez Yves Bonnefoy. Tout part d’un ensemble d’une centaine de vers écrits d’un seul élan en 1964 et laissé inachevé malgré de nombreuses tentatives de reprises. C’est l’énigme de cette invention brusquement tarie, de cette « idée de récit » aux phrases chargées d’allusions obscures – « la production de je ne savais qui en moi » – que la rédaction de deux « notes conjointes » destinées à accompagner l’édition de Deux scènes, un récit de rêve écrit en 2008, contribua à résoudre. Un long, très long travail d’anamnèse qu’Yves Bonnefoy raconte. C’est le voyage d’une pensée itinérante cherchant sa voie, inventant son chemin – entre violence de l’oubli et mémoire du vécu – vers une vérité si évidente qu’elle ne pouvait se dire.
Un travail d’exégèse et de réflexion qui l’amène à comprendre que cette « idée de récit » touche à sa propre existence et plus spécialement à sa relation avec ses parents, dont les vies décidèrent de son idée de la poésie. Si la mère, issue d’une famille d’instituteurs, est du côté de la parole, le père, par contre, ouvrier aux Chemins de fer, ne s’est jamais senti tout à fait à l’aise dans ce monde. Pour lui, « pas de livres, rien pour l’imagination ou pour la mémoire ». Là où la mère préside aux rapports naissants de la conscience et du monde, donne les premiers mots, est l’incarnation même de la réalité sensible, de ce monde de la présence si essentiel dans la sensation du « premier être au monde », le père, lui, apparaît comme privé de mots et de ce rapport à l’immédiateté qui englobe à la fois toucher, voir, sentir. Et Bonnefoy de comprendre comment le silence « empreint de tristesse » de son père a été l’occasion de sa première pensée de la parole, et combien l’écriture poétique est, chez lui, secrètement liée au désir de rédimer ce silence, de le transfigurer.
Mais avant d’en arriver là, il lui aura fallu quitter – oublier – le paysage sensoriel de l’enfance, avancer dans la connaissance du monde et de son être. De l’expérience originelle de soi vécue à l’aube des mots, à la découverte du leurre qu’ils peuvent représenter, en passant par la capacité d’aveuglement des images – quand elles donnent à penser qu’existe un autre niveau de réalité que celui où l’on pense et œuvre ordinairement –, il lui aura fallu affronter la contradiction, déjouer les pièges de la pensée conceptuelle, admettre que ce n’est pas l’apparence qui est responsable de l’occultation de l’être, mais bien ce que nous croyons isoler comme l’essence cachée sous l’apparence, qui est la puissance masquante, celle qui, réclamant la mort du sensible, vise à imposer un être aussi chimérique qu’abstrait. C’est ce trajet que nous fait revivre Bonnefoy dans L’Écharpe rouge. Un cheminement qui l’a conduit à la certitude que les mots ne doivent jamais abdiquer leur tâche « d’ici et maintenant dans la vie », et qui doit beaucoup à la lecture de Matière céleste de Pierre Jean Jouve. « Ces poèmes de Jouve faisaient des mots des épiphanies », explique Bonnefoy. D’où la décision qu’il prit de rendre à ses mots « la mémoire de la présence » en retrouvant « les situations, les étonnements, les pensées » qu’il avait vécus dans sa propre enfance, ceux qu’il a retracés dans L’Écharpe rouge.
Aller dans la profondeur des mots à la réalité comme elle est, fonder l’exercice de la poésie sur la réalité de l’exister humain, tels se présentent les poèmes rassemblés dans Ensemble encore. Sous forme de dialogue, de méditation rêveuse, de sonnets ou de poèmes narratifs, ils apparaissent hantés par le temps et la finitude. « Et c’est vrai, mon amie, quand tout s’efface / Quelque chose demeure. Nos doigts touchent / Conjointement des cordes, dans l’invisible. / Nos souvenirs, nos désirs, les éveillent. » Faits de mots partageables capables de ranimer la commune présence au monde, ils épousent le mouvement d’un regard, s’attachent au vrai « qui est le simple », revivent des évidences « dont gardent soif des mots que nous avons ». Sans céder au désenchantement, ils disent les signes – qui sont plus « que la chose qui s’est perdue, que la vie qui passe » – la chambre, le jardin, les arbres ou les nuages qui se font transparence et intensité. Tout est ainsi manifestation vibrante du réel, force de mobilisation sensible, art de rétablir la continuité entre soi et le monde. Le poème devient trace de participation à ce qui est, accueil à la plénitude d’instants au cœur desquels intensité vaut éternité.
Richard Blin
YVES BONNEFOY L’ÉCHARPE ROUGE, 270 p., 19 € et ENSEMBLE ENCORE suivi de Perambulans in noctem, 144 p., 14,80 €, tous deux au Mercure de France
Poésie Un art d’épiphanie
juin 2016 | Le Matricule des Anges n°174
| par
Richard Blin
Yves Bonnefoy décèle sous les mots d’un texte qui lui fut longtemps énigmatique, la source de sa vocation à la poésie.
Des livres
Un art d’épiphanie
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°174
, juin 2016.