Déchirement. Extinction. Les titres que Quentin Leclerc a donnés aux deux sections de son ouvrage n’annoncent rien de moins que l’apocalypse. Dès les premières lignes, nous sommes projetés dans un monde désolé, qui se décompose et meurt. « Chaque partie est une étape du naufrage », prévient l’auteur. Les paysages pourrissent et les hommes y survivent tant bien que mal. Parmi eux, les carcasses ou locataires, qui errent à travers les hôtels déserts et s’entre-tuent : « en chaque corps de carcasse la ruine couve ». Leur déchéance est poursuivie par les propriétaires, qui les enregistrent, et les industriels, qui les traduisent, car « seuls les industriels ont l’argent pour atteindre au sublime ».
L’espace s’est rétréci. La mémoire et l’individualité n’existent plus depuis longtemps – « il y a bien des plaisirs disparus ». La violence engloutit tout, dresse l’armée des continents perdus contre les enfants-singes, les déserteurs et les voyageurs. C’est un véritable carnage, qui convoque les rafles, les armes de guerre et la torture. Une locomotive emprisonne d’innombrables cadavres ; un trafic de savon, fabriqué avec la peau des soldats, s’instaure. L’univers concentrationnaire n’est pas loin. Cependant, ces scènes d’horreur ne sont pas gratuites. Derrière le massacre, il y a une colère impuissante. Si tout semble à ce point perdu, c’est que « les civils ne se révoltent plus contre la milice – il y a juste des consciences qui se terrent puis disparaissent ». La haine et le mensonge ont dissous toute lueur d’humanité. Pourtant ce chaos n’empêche guère la télévision de tourner, la radio de mentir, la manipulation de s’opérer. C’est le règne du doute, qui s’étend jusqu’à la narration même : « Il ne faut plus me croire – l’essentiel doit être déformé », nous met en garde le texte.
Le pouvoir du langage n’a jamais été si grand que dans cette société qui n’en est plus une. Si les carcasses sont ainsi poursuivies, c’est qu’elles sont détentrices de prophéties. Porte-parole des voix disparues, elles se font l’écho de tout ce qui n’est plus. Leurs mots peuvent assassiner, sauver ou dénoncer. « Tout ce qu’ils ont dit à travers moi, c’est tout ce que la milice voulait taire », confie l’une d’entre elles. La vérité est sans cesse menacée. L’écriture de Saccage reflète cette course, cette urgence de dire, puisqu’« en écrivant on expie la cohue à l’intérieur de nous ».
Nourri de références et d’influences multiples – cinématographiques, littéraires, politiques – Quentin Leclerc déclare : « Ma propre écriture est : mâcher-recracher. J’assimile tout ce que je lis. » Sa démarche se rapproche de celles de Volodine, Cronenberg, Blanchot ou encore Kafka. Quelque part entre le théâtre et la poésie, entre les didascalies et la prose éclatée, le roman entremêle des intermèdes médiatiques aux chapitres fragmentaires. La force de sa proposition signale une étonnante maturité littéraire. « Toute parole sincère est un travail de résistance », selon Quentin Leclerc. L’univers qui le hante, l’intensité percutante de sa phrase, sont plus que prometteurs.
Camille Cloarec
Saccage de Quentin Leclerc
Éditions de l’Ogre, 168 pages, 16 €
Domaine français L’outrenoir
juillet 2016 | Le Matricule des Anges n°175
| par
Camille Cloarec
Le premier roman de Quentin Leclerc frappe par l’originalité de sa proposition et la puissance de sa langue.
Un livre
L’outrenoir
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°175
, juillet 2016.