Facétieux, Bohumil Hrabal (1914-1997) le fut jusqu’au dernier moment, lorsqu’il prit son envol par la fenêtre d’un asile de vieillards, rejoignant des pigeons, la fiente et des anges, la fulgurance. Poisseux, les barils de bière qu’il ingurgitait, les comptoirs des bistrots, le petit peuple de Prague et de Bohême dont il se fit le chantre. Poisseuse tout autant, son écriture que l’on peut aussi qualifier de baroque. La censure communiste, elle, le considérait comme « Grossier et pornographe », tant il parvenait à exhumer des diamants de la merde et du sang.
Reconnu écrivain, à près de 50 ans, Hrabal affirmait : « La vraie poésie doit faire mal, comme si on avait oublié une lame de rasoir dans un mouchoir et qu’on se coupe le nez. » Cette dernière est le ferment de son œuvre en prose. Une trop bruyante solitude, roman phare fut d’abord composé en vers. Il y est question d’Hanta, ouvrier chargé d’envoyer au pilon des œuvres littéraires censurées. Ce qu’il fut plus ou moins obligé de faire lui-même. Ajoutez à cela qu’il exerça mille métiers, clerc de notaire, représentant en feux d’artifice, turbina dans une fonderie et fut emballeur de vieux papiers dans une entreprise de récupération et vous aurez la définition même de son travail d’écriture : une sorte de compactage, d’accumulation, de collage, de cut-up… Hrabal écrase, concasse, déconstruit, recompose les mots, les expressions, les textes tout en inventant une langue rabelaisienne, subversive, insolente. Verbiage, palabre d’ivrogne, coq-à-l’âne surréaliste, considérations métaphysiques, Hrabal fond le réel et en tire un alliage émouvant, éprouvant, amer et drolatique.
Les poèmes de La Grande Vie ou pourrait-on dire de La Vraie Vie, tant le natif de Brno paraît ici l’invoquer éperdument, furent écrits entre 1949 et 1952. S’il est alors reconnu par un cercle d’amis et de lettrés, l’auteur du Manifeste du néopoétisme (1945) n’arrive à publier que confidentiellement, voire sous le manteau.
Les onze textes aux formes très diverses constituent des dazibaos, cris de révolte, harangues, cantates, anti-chants de Noël où lyrisme et trivialité, graffiti et références culturelles entrent en écho. Poldi la belle, nom de son aciérie présente une galerie d’estropiés de la vie, du travail, s’interroge sur la place de l’homme, sur l’Art, les perceptions : « J’ai contemplé souvent une grande étoile / persuadé de regarder l’Étoile du berger /. Cependant, c’était la langue d’une lampe à acétylène, / l’Univers bleu languissant qui rougit par le fer… » et conclut : « que faire à présent ? Vivre à nouveau le sentiment des veaux ? » À moins que l’amour ou la picole puissent aider à supporter l’absence de liberté. Qu’est-ce que la poésie ? répond par une pirouette à la question : « C’était en mai le temps d’aimer INSCRIPTION ÉCRITE A L’AIDE D’ UN DOIGT TREMPE DANS SON PROPRE EXCRÉMENT PORTE INTÉRIEURE DES WC DES NOUVELLES ACIÉRIES ». Heilige Nacht énumère les assassinats camouflés en suicide d’Essenine, Maïakovski, Konstantin. Bambino di Praga affirme : « À chaque fois que j’urine ainsi, je pense à l’humanité. / Parfois les dieux nous urinent dans les yeux et c’est parti. » Il y a du Camus, du Cioran, du Joyce, du Beckett en Hrabal, un esprit fort, corrosif, attachant. À l’entre-deux du réel et du rêve, il éjacule un désenchantement mélancolique avec une gouaille toute bohémienne.
Dominique Aussenac
La Grande Vie, de Bohumil Hrabal
Traduit du tchèque par Jean-Gaspard
Pálenicek, Fissile, 135 pages, 24 €
Poésie Hrabal, l’acier en fusion
juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184
| par
Dominique Aussenac
Viscérale, compressée, inventive, la poésie de l’écrivain tchèque interroge sur l’homme, la liberté, l’amour et le besoin de se noyer dans l’alcool.
Un livre
Hrabal, l’acier en fusion
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°184
, juin 2017.