En réfléchissant à ce que je pourrais écrire de pas trop nase sur toi, Alexandre, je me remémore les circonstances de ma rencontre avec toi. À l’époque où je zonais dans les librairies entre midi et deux – midi et trois ou quatre, plutôt –, pas pressée de retourner faire acte de présence dans ma cage. L’époque pas bénie où j’étais enfermée dans une tour de verre, au pain sec et à l’eau, privée de boulot ce qui me laissait tout le loisir de savourer tes délicieuses chroniques, les pieds sur le bureau, zieutant d’un œil distrait les commerciaux pressés qui sillonnaient le couloir, une pile de maquettes sous le bras. « (…) avec de la vitesse on fait tout, sauf de la lenteur. Et par exemple on perd son temps beaucoup plus vite ».
Quand je sortais de mon antre pour aller pisser, je croisais souvent le chef, barbiche de trois jours taillée au poil, crâne rasé, œil froid et assassin, torse bombé dans costume Armani, talons cirés claquant sur le lino gris. S’il lisait ces lignes, il se reconnaîtrait sans mal – aucun risque que ça arrive, c’est pas le genre à feuilleter Le Matricule des Anges, ni à kiffer Vialatte. « L’homme n’est que poussière. Il relève du plumeau. »
Salement longues, les journées. Heureusement que t’étais là, Alexandre. Des idées folles germaient dans ma caboche. « L’homme croit à la raison par un acte de foi. Par habitude et par commodité. (…) Car il pourrait tout aussi bien croire à cent autres choses : par exemple à l’instinct. L’instinct le trompe ? La raison aussi. C’est une chandelle dont l’éclairage a des limites. À la cave, elle ne suffit pas. » En effet. Me venait l’envie de péter un carreau – impossible d’ouvrir les fenêtres. D’autres envies, plus inavouables. « (…) pour les verbes en er : jamais d’s à l’impératif. N’écrivez pas : aimes, accueilles ou pardonnes. Mais tue, étripe, écorche, assomme, fusille. »
Je broyais du très noir. Je rêvais d’évasion spectaculaire. « (…) la liberté n’est pas autre chose que la prison qu’on a choisie : c’est Proust envoûté par son œuvre au fond de sa chambre aux volets clos, prisonnier de l’asthme et de sa cellule, mais plus libre que le papillon. » J’enviais Proust – hélas je ne suis pas asthmatique.
L’Armani en crâne rasé ne manquait pas de ruse, il avait parfaitement saisi mon désir d’être remerciée avec un chèque dodu – rapport à mon ancienneté dans cette turne. Que faire alors ? Ouvrir la porte et aller au diable, pourquoi pas ? Comme ça, sans rien ? Avec mes livres de Vialatte. Mon beau-père trouvait le projet insensé. « Nul n’est prophète dans sa famille. » Je gambergeais en regardant le ballet des grues de chantier sur le ciel plombé de Levallois. Me replongeais dans les Dires étonnants des astrologues. « La montagne a bleui. Elle sent les foins coupés. Le train a sifflé, la lune s’est levée, un chat traverse le boulevard et rentre à la gendarmerie. Le tilleul embaume dans la cour de l’école. La première chauve-souris zigzague mollement dans l’air. On ne...
Dossier
Alexandre Vialatte
Et c’est ainsi qu’alexandre est grand
juillet 2017 | Le Matricule des Anges n°185
Un auteur