Il s’appelait Salomón. Il est mort à l’âge de cinq ans, noyé dans le lac d’Amatitlán. » Il est l’oncle disparu de l’écrivain guatémaltèque Eduardo Halfon (né en 1971). Deuils commence ainsi, par ce petit mort et ce lac impassible sous la pollution qui le ronge. C’est une phrase ténue et simple à comprendre, comme toutes les phrases d’Eduardo Halfon. Mais c’est une phrase tout entière mensongère qui cache un secret familial que l’écrivain va tenter de percer. Parti jeune avec sa famille s’installer en Floride pour fuir la guerre civile, l’écrivain revient voir la maison familiale au bord du lac, et déroule le fil de sa mémoire.
Devant nous se déploie peu à peu l’organigramme d’une famille singulière venue de Pologne et du Liban, famille de juifs dont beaucoup sont restés dans les camps nazis. Deux Salomón apparaissent qui ne sont pas morts à 5 ans dans un lac du Guatemala, mais l’un d’eux à New York dont il est vain de vouloir parler. Dans une langue d’une rare délicatesse, Eduardo Halfon refait par bribes le parcours des siens depuis le Liban sous la domination française où l’on parle la langue de l’occupant, l’arabe et l’hébreu. Avant d’épouser l’anglais de Miami. Mais l’écrivain tisse les souvenirs avec la perception de l’enfant qu’il fut, au travers des discussions familiales saisies sur le fil. Un fil avec lequel le gamin ne peut s’empêcher de broder : « je savais que mon grand-père avait quitté Beyrouth en 1919, à l’âge de seize ans, avec sa mère et ses frères, par les airs. Je savais qu’il avait d’abord volé jusqu’en Corse, où sa mère était morte et où on l’avait enterrée ; puis de là en France, où tous les frères avaient ensuite appareillé depuis Le Havre à bord d’un vapeur baptisé SS Espagne, à destination de l’Amérique » Ce sera Brooklyn, puis Haïti, Le Pérou, Le Mexique « où un autre cousin encore était le fournisseur en armes de Pancho Villa » et le Guatemala. « Je savais que, dans les années soixante, après avoir été séquestré par des guérilleros pendant trente-cinq jours, mon grand-père était rentré chez lui en volant. » Plus tard, le gamin rencontrera Émile le frère fantasque de ce grand-père rescapé de l’Histoire, escroc haut en couleur, jouisseur et accointé à la mafia italienne de Miami. On comprend que la famille ait parfois des secrets enfouis dans les silences comme celui que le père d’Eduardo oppose aux questions du fils : « ce silence de mon père, je l’interprétai non pas comme un malaise ou une hésitation, mais comme une manière de nous protéger, mon frère et moi, d’une réalité beaucoup plus grande que nous, d’une réalité sinistre qui rôdait alentour. »
Revenu sur les lieux de l’enfance, notre narrateur va faire la rencontre d’une « sobadora », sorte de guérisseuse, voyante et sorcière qui apporte avec elle des pages d’une beauté magique et troublante : « tandis que je l’observais en train d’approcher d’un pas lent sur la rive du lac, j’eus l’impression que la vieille dame allait s’amincissant, de plus en plus, à tel point qu’au moment où elle arriva en face de moi elle n’était plus guère qu’un squelette. » La suite, on ne la dira pas. Ce qui adviendra éclairera tout le livre d’une lumière apaisée, il faut en faire la découverte. Ce qu’on pourra dire, en revanche, c’est qu’Eduardo Halfon est un sacré écrivain.
T. G.
Deuils
Eduardo Halfon
Traduit de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg
Quai Voltaire, 152 pages, 15,80 €
Domaine étranger La paix pour Salomón
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Thierry Guichard
De la disparition mystérieuse d’un oncle encore enfant, Eduardo Halfon tire une histoire familiale où repose peut-être sa vocation d’écriture. Avec délicatesse et magie.
Un livre
La paix pour Salomón
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.