Il joue du piano, seul, dans un de ces palais où le temps s’est enfui. Spleen, mélancolie. Que c’est bon d’être triste, ou amoureux. À Venise, c’est du pareil au même. C’est la Sérénissime qui décide, fait palpiter les cœurs, frissonner les sens, ou perdre la raison. Dancing in the dark au bout des doigts, le compositeur Francesco Soria est en mal d’inspiration musicale. Alors, héros meurtri de cette Suite vénitienne, il échafaude des rêves, ou mieux, se fabrique un roman. Une intrigue puissante comme un polar, langoureuse comme une improbable histoire d’amour. Il était une fois un homme seul à son piano, perdu dans ses chimères. Il vient d’intercepter par hasard (mais il n’y a pas de hasard, que des coïncidences…) une voix au téléphone. Une femme supplie son amant de lui accorder un dernier rendez-vous, vite, ce soir, au pied d’un pont. Intrigué sinon voyeur, Francesco Soria dégringole de ses rêveries, se lance à la recherche de la belle inconnue, au risque de s’inventer une romance, de tomber amoureux, ou de devenir malgré lui auteur de son personnage…
Comme toujours chez le facétieux Alberto Ongaro pour qui l’imaginaire met le cap à l’infini, la littérature est une malle aux trésors sans fond, un terrain de jeu sur lequel viennent se frotter, s’ébattre, s’enrouler comme deux amants, l’amour, la passion, la douleur, l’abandon, la mort. Le drame et la comédie. La gravité et le badinage. Rien que la vie en quelque sorte. Et puisque la réalité n’est jamais ce qu’elle paraît être, qu’elle ment autant qu’un romancier, autant puiser du côté des rêves, des fantasmes, faire parler les fantômes qui ont élu domicile, ici à l’ombre des bâtisses décaties, ou là, le long des cales où résonne le silence.
Alberto Ongaro est vénitien. Son œuvre est à l’image de sa cité, labyrinthique, bourrée de mystères, cela va de soi, mais aussi – et voilà bien la preuve de son talent irrésistible – ludique, joyeuse… amoureuse. Après La Taverne du doge Loredan, formidable hymne à la littérature qu’il convient de lire ou de relire, Suite vénitienne est son sixième titre traduit en français. L’écrivain, comparse d’Hugo Pratt, intrépide aventurier à l’imaginaire débridé, chantre de la littérature populaire qui fait rimer flamboyance et élégance, a choisi ici une prose alanguie, des phrases sinueuses qui se moquent d’elles-mêmes. Chez lui, l’humour (à moins que ce ne soit de l’amour ?) n’est jamais loin, la parodie non plus. La littérature est chose trop sérieuse pour ne pas chevaucher les clichés, les détourner, leur tordre le cou, et s’en amuser.
Venise n’est pas si triste au temps des amours mortes. Avec Alberto Ongaro pour éternel amoureux, elle continue de frémir de plaisir… et le lecteur avec. L’écrivain est décédé en mars dernier. Il avait 93 ans. Il demeure prince de Venise, prince de la littérature.
Martine Laval
Suite vénitienne, d’Alberto Ongaro
Traduit de l’italien par Jean-Luc Nardone et Jacqueline Malherbe-Galy, Anacharsis, 222 pages, 19 €
Zoom Venise, mon amour
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Martine Laval
Alberto Ongaro a la cité des Doges dans la peau et l’imaginaire dans le sang. Sensuel, ludique, son nouveau roman parodie le polar et la romance.
Un livre
Venise, mon amour
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.