Au cœur du labyrinthe Borges
C’est la force paradoxale des classiques : leur omniprésence les condamne au lieu commun. Ainsi de Kafka, trop souvent résumé à un adjectif aussi commode que vague, la forêt du « kafkaïen » ayant tendance à simplifier, voire à contredire, la réalité de son œuvre. Même chose lorsqu’est brandi l’étendard du « borgésien » : une fois qu’on aura hâtivement convoqué l’encyclopédisme, les labyrinthes, les tigres et les miroirs, on n’aura rien dit. D’une certaine manière, les œuvres des écrivains qui modifient durablement notre façon de lire (thème « borgésien » s’il en est) sont trop grandes pour la littérature. Alors, face à l’inquiétude qu’elles créent (parviendrons-nous jamais à en faire le tour ?), nous optons pour la solution de facilité : les rétrécir au lavage. De même que l’humour de Kafka est trop souvent passé sous silence, l’érudition de Borges est trop souvent prise au mot. Car l’érudition, telle qu’il la pratique, est d’abord une forme de lecture tous azimuts, mêlant philosophie, poésie, écrits mystiques et romans policiers. L’érudition de l’Argentin, surtout, n’a nulle raison d’être intimidante, elle devrait au contraire inviter au jeu. Car elle est frauduleuse, le produit d’une culture non pas encyclopédique mais d’encyclopédie, la nuance est importante. Ce n’est pas un hasard si la découverte du monde imaginaire de Tlön (appelé à se substituer dangereusement au monde réel), dans la nouvelle qui ouvre Fictions, commence par un article de la douteuse Anglo-American Cyclopedia.
Borges, que l’on imagine né dans une bibliothèque (celle, anglophile, du père), serait en réalité né dans une encyclopédie (la onzième édition de la Britannica, qui comptait d’illustres collaborateurs comme De Quincey). Ce qui veut dire que l’érudition borgésienne se construit sur le résumé, l’article pédagogique, le savoir expliqué à gros traits. De ce monde classé par ordre alphabétique (ce qui autorise toutes les associations, puisqu’il n’y a de classification de l’univers qui ne soit « arbitraire et conjecturale »), fait de citations (ou de citations de citations), il construira une poétique de ce qu’Alan Pauls, dans son essai Le Facteur Borges, nomme la « deuxième main » : un univers dans lequel les sources de la pensée ou du récit ne sont jamais directes, passant par un tamis d’auteurs, de glosateurs, de traducteurs plus ou moins fidèles, de paraphrases, de propos recueillis ou rapportés, ce qui donne le champ libre à toute sorte de manipulations, falsifications, malversations, renversements et réécritures.
La scène fondatrice de cette vaste opération est connue : le fait d’avoir lu, enfant, Don Quichotte en anglais et de considérer l’original comme une traduction. Toute hiérarchie, dès lors, est chamboulée et l’eau de toutes les sources est frelatée. D’où, peut-être, son goût pour certains philosophes mineurs, comme l’idéaliste Berkeley, ou pour des théologiens fumeux tels que John Wilkins ou Raymond Lulle (mais aussi pour de flamboyants...