Hormis lorsqu’il s’agit de ranger, l’abondance de matières culturelles n’a jamais nui. Aussi la présente irruption d’un Armen signé Hélène Gestern qui double notre ligne d’inventaire n’est pas pour déplaire : nous voici pourvus de deux Armen. Depuis 1967, nous disposions du fameux Armen de Jean-Pierre Abraham (Seuil), récit du dernier gardien de phare français désormais classique, nous avons désormais aussi cet Armen d’une romancière saluée dès la parution de son premier roman, Eux sur la photo (Arléa, 2011). Universitaire spécialisé dans l’étude de l’autobiographie et de la correspondance, elle a trouvé avec cet Armen-ci, qui n’est pas un phare breton mais un poète fraternellement nommé par son prénom, un sujet exceptionnel qui lui permet de lier ses travaux de recherche à ce que la romancière n’a jamais cessé de fouiller, ses origines familiales qu’elle sait balkaniques ou ses propres failles.
Avec Armen Lubin, elle a trouvé un pair dont l’étude lui présente un miroir : au fil de sa lente présentation de ce personnage au destin si particulier, elle se dévoile entièrement. C’est tout le paradoxe de son livre : en enquêtant sur Lubin, elle découvre chez lui des aspérités qui l’interrogent intimement, et c’est ainsi que la biographie de Lubin s’entrelarde de chapitres personnels troublés. Le procédé est original, assez audacieux, mais la méthode est subtile et efficace. Plus panoramique qu’un journal de recherche, plus fouisseur qu’un « roman de l’intime », formule vraiment trop passe-partout, Hélène Gestern nous propose ce que l’on peut se résoudre par définir comme une « auto/biographie » : « Je commençai à entrevoir que l’écriture, même cadenassée par le modèle universitaire était une manière de tracer un chemin vers une vérité plus intime. Certes lent, obscur, aveugle à ses propres desseins : mais un chemin quand même. »
Né à Constantinople en 1903 sous le nom de Chahnour Kerestedjian, écrivain arménien sous le pseudonyme de Chahan Chahnour, Armen Lubin est passé à la postérité sous ses deux noms de plume en tant que poète français d’expression française et arménienne (Jacques Réda l’évoque dans La Sauvette [Verdier, 1995]). Publié dans la revue 84 de Jacques Brenner, dans Le Pont Mirabeau dès 1938, dans les Cahiers des Saisons et jusque dans Combat ou dans la NRf, mais aussi dans le journal arménien publié en France Haratch, il fait partie du bagage poétique du siècle passé, au même titre que ces deux autres poètes de la douleur et de l’hôpital que furent Joë Bousquet ou Yves Martin, ce dernier signant d’ailleurs une nécrologie de Lubin dans Le Pont de l’Épée après sa disparition le 20 août 1974 à Saint-Raphaël. Lorsque l’on parle de souffrance, il est probable que Lubin restera un étalon, et les descriptions qu’il donne de ses pus et traitements, nettement détaillés par Hélène Gestner, laissent entendre ce qu’il a enduré trente ans durant. « La seule chose que j’ai l’impression d’avoir vraiment comprise, c’est l’étendue de sa douleur. » Atteint du mal de Mott, une tuberculose osseuse qui le taraude dès l’âge de 32 ans, le jeune Arménien, retoucheur de photographies de son état, arrivé à Paris en 1923, après le génocide turc de 1915, va passer le reste de sa vie en hôpitaux et sanatorium, sans ressources, tout juste soutenu par une poignée d’intellectuels parisiens comme Henri Thomas, Jacques Brenner, la peintre Madeleine Follain, épouse de Jean, ou la traductrice Louise Servicen.
Au fil des pages, son étude devient un révélateur phénoménal qui permet à Hélène Gersten d’interroger sa propre histoire, où figurent aussi l’exil, la douleur de la perte, la distance et l’excitation, le désir et la plainte, et puis l’écriture, le pseudonyme et la pudeur. Mais qu’aurait pensé Lubin de l’exercice ? La romancière déclare : « Évidemment, je n’en sais rien. Comme je ne sais toujours pas, à l’issue de cette traversée, qui il était : je n’ai saisi que des éclats, des reflets, des éléments aussi partiels et partiaux que les photographies éparses qui nous restent de lui, dans le désordre chronologique. (…) Au terme d’un voyage qui m’a fait cheminer à ses côtés pendant presque deux ans, je mesure par contrecoup à quel point le fardeau de l’exil que j’ai reçu en héritage, m’a façonnée. À quel point il m’a rendue maladroite avec les vivants et empathique avec les morts. » Et Hélène Gestern de s’apparaître à elle-même en ce miroir déformant qu’elle n’avait pas choisi. Gageure inédite, Armen est un livre étonnamment touchant, roboratif et réussi.
Éric Dussert
Armen, de Hélène Gestern
Arléa, 627 pages, 23 €
Domaine français Passager clandestin
mai 2020 | Le Matricule des Anges n°212-213
| par
Éric Dussert
Enquêtant sur Armen Lubin, poète et épistolier d’origine arménienne, la romancière Hélène Gestern trouve chez lui un pair et un miroir.
Un livre
Passager clandestin
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°212-213
, mai 2020.