Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?
Poète singulier, sans parenté ni descendance, Paul Valet mérite d’être connu. La parution de La Parole qui me porte (Poésie/Gallimard) et de Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? (Le Dilettante) en offre une excellente occasion.
Paul Valet est le pseudonyme de Georges Schwartz, né en 1905, à Lodz, en Pologne, mais qui vécut toute son enfance à Moscou, dans la Russie des tsars. Il la quittera dans un wagon à bestiaux, après la Révolution d’Octobre, pour rejoindre la Pologne maternelle, avant de venir en France pour y poursuivre ses études. Particulièrement doué – il parle le russe, le polonais, le français, l’allemand, est un pianiste virtuose et a déjà écrit un grand poème en polonais –, il choisit de devenir médecin. Il s’installera à Vitry-sur-Seine, s’engagera dans la Résistance et dirigera les mouvements de libération de la Haute-Loire avant de découvrir l’horreur des camps d’extermination et la mort de son père, de sa mère et de sa sœur à Auschwitz. C’est alors qu’il se met à peindre, à dessiner et à écrire pour dénoncer l’insupportable réalité des guerres, de l’univers concentrationnaire et de tous les « enterrés vivants qui hurlent à la mort » dans les sables de sa mémoire. « Il me reste le Refus / Pour survivre ».
Poète réfractaire par essence – « Ni Grec, ni Juif, ni Gaulois, ni Chinois, ni catholique, ni protestant, ni figue ni raisin » –, sa révolte est un absolu. Rejetant les facilités que la vie ménage à ceux qui acceptent de composer avec elle, il refuse les paradis promis comme les mots d’ordre. De la poésie, il exige qu’elle soit une parole vraie : pas de démonstration, pas d’explication, pas de séduction. « Ma poésie n’est pas la vôtre, et votre poésie n’est pas la mienne. Écrire ce n’est pas écrire. Hurler, ce n’est pas hurler. Avec ma tête couchée sur une feuille innocente, et les doigts tremblant d’alcool fou-mineur, je demeure un mutin intégral, nourri de tous les fléaux. » Concise, incisive, corrosive, sa poésie ivre d’une angoisse à cru, relève de l’insurrection personnelle. Avec des mots de tous les jours, et au prix d’une lucidité se conjuguant à une impérieuse nécessité, elle bouscule le lecteur, le met à sac, l’oblige à sentir et à savoir. « Mes paroles noires / Vous pendront aux oreilles / Comme des boucles ».
Ne cessant de longer le gouffre vertigineux séparant sa vie intérieure de la réalité que propose un Progrès qui n’est que celui de la haine, il veut « être le dernier refuge / De tous les insurgés » et le valet de la parole, pseudonyme qu’il a choisi pour signifier combien il n’est pas libre d’écrire ce qu’il écrit. « Un poème debout / Est un champ de bataille / Où chaque mot déterre / Des géants qui s’affrontent ». Ce qui donne le sentiment que c’est avec des restes de foudre gelée pour tout viatique, qu’il lance ses « paroles d’assaut ». Des paroles qui tranchent, cognent, excisent ou interpellent comme les titres de ses recueils : Pointes de feu ; Sans muselière ; Poésie mutilée ; Lacunes ; Table rase ; Les poings sur les i ; Solstices terrassés ; Paroxysmes ; Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? Autant de titres jalonnant le parcours d’un homme qui aura vécu loin du milieu littéraire, proche seulement de Dubuffet et de Cioran dont il partage le regard sur l’homme. Aux paradoxes, au destin, à « la raison barbare » qui normalise et atrophie, ce croisé de la désespérance, qui a pris le parti de la chute et pour qui les mots ont une dimension charnelle – « Il faut serrer le mot / Comme un oiseau / Le plumer vivant / Le vider saignant » – donne le visage d’une parole qu’il tire de la nuit, et qui est comme une « riposte à l’existence ». D’où la densité et la brièveté de ses poèmes surgissant dressés dans le silence d’une sorte de cérémonie sauvage qu’éclairerait la flamme des grandes dévastations.
Ces coupes faites à vif dans l’épaisseur du négatif maintiennent le cap au pire, ajoute du vertige au néant. « Être debout sur la brèche du temps et regarder en bas. C’est plein d’hommes pucerons et punaises. Et ça grouille, et ça se chatouille, et ça fourmille, et ça frétille comme si de rien n’était. – Sublime est la tenue de la catastrophe quand tout oscille imperceptiblement avant de crouler. » Une œuvre qui est un désastre en marche, le voyage au bout de la nuit d’un « gisant debout » qui pense contre la pensée, qui espère contre l’espoir, qui attend contre toute attente et qui avance « contre toute avance ».
Richard Blin
Paul Valet
Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?
avec une postface de Guy Benoit,
Le Dilettante, 176 p., 17 €
La Parole qui me porteet autres poèmes,
préface de Sophie Nauleau,
Poésie/Gallimard, 224 p., 7,50 €