Au sens instinctif de l’indépendance qui le caractérise, Jacques Darras ajoute le goût de la navigation dans l’espace et la pensée. Poète et traducteur (Whitman, Blake, Coleridge, Malcolm Lowry, Seamus Heaney), il est aussi l’inventeur d’un vers « parlé marché » aussi entraînant que charnellement joyeux. Car tout chez lui participe d’un désir d’accroissement d’être et d’un sens inné de l’épique. D’où l’idée de justifier ce rapport à l’épopée, de montrer en quoi sa matière plurielle, son alliance de chant et de narration, sa longueur et son énergie n’ont cessé d’inspirer les poètes. En quoi elle reste une poésie de fondation, et « incarne » un genre en perpétuelle mutation. Et ce, en suivant ses altérations au fil du temps, en jalonnant le processus qui a conduit l’épopée moderne à n’avoir plus rien à voir avec la geste épique d’un Alexandre, d’un César ou d’un Napoléon.
C’est ainsi que du siècle des révolutions à la guerre de 14-18, sont passés en revue les œuvres et les hommes qui ont contribué à cette évolution, à commencer par Le Paradis perdu de Milton, le premier poète à avoir conclu l’épopée par le malheur du personnage principal, et par William Blake, qui fut le premier à dissocier l’épopée de la guerre. Quant à Wordsworth, en proposant la première autobiographie en vers, il devient le fondateur d’une poésie de la mobilité, du mouvement du corps dans l’espace, là où La Légende des siècles fait de Victor Hugo un pur produit de la geste napoléonienne. De l’autre côté de l’Atlantique, dans une Amérique qui est une « sorte d’Europe régénérée », Walt Whitman donne avec Feuilles d’herbe (1855) la première « épopée de l’hospitalité ». Piéton de Manhattan, il dit « l’héroïsme ordinaire du piéton américain ». Ce désir d’épopée – une épopée à échelle réduite – se manifestera jusqu’à Howl (1955) d’Allen Ginsberg, un livre qui marque la fin de la volonté épique de célébration de la ville-monde, telle qu’elle le fut par William Carlos William dans Paterson et par Charles Olson dans Maximus Poems. À contre-courant de ce mouvement d’optimisme et de dilatation, la France a vu ses poètes se retirer du monde, choisir le repli vers un exotisme intérieur, cultiver le symbolisme et l’art pour l’art, ou opter pour un exotisme externe tout aussi idéalisant (Rimbaud, Claudel, Segalen, Saint-John Perse).
Après la guerre 14-18 et son effroyable bilan humain, le genre épique, dans sa définition la plus stricte, c’est-à-dire dans son rapport consubstantiel à la guerre, n’est plus acceptable. En ce sens il a atteint son point d’épuisement. Mais ce que montre Jacques Darras, c’est que loin d’être un genre défini une fois pour toutes, l’épopée a plutôt tendance à s’incarner à tel ou tel moment décisif du temps, « donc à progresser par cycles d’effacement et de renaissance ». Là où Aristote la congédie au profit de la tragédie, là où Lukács la voit s’effacer au profit du roman (ce qu’illustre le Voyage au bout de la nuit de Céline), il oppose sa conviction qu’il n’y a pas une essence de l’épopée, mais un genre qui fluctue, s’adapte, s’altère, ballotté qu’il est par les vagues de l’histoire. Et de nous montrer qu’il est possible de redynamiser ce genre en pariant sur un modèle long. En recommençant l’épopée de manière plus modeste et plus humble, en l’appariant à la question du temps, notre seul véritable ennemi commun. En passant contrat avec un lieu précis de l’espace, et en retissant les liens entre mémoire individuelle et mémoire commune. Un nouveau mode d’épopée où l’autobiographique, le narratif et le rythmique se croiseraient et dialogueraient dans la conscience plus ou moins intense du temps.
C’est ainsi que Jacques Darras a fait épopée de ce qui aura constitué son existence. Une aventure poétique qui a pris rythme et réflexion à partir d’une petite rivière picarde qui est à la source de sa vision fluide de la matière et de la réalité. Une rivière, la Maye, qui est devenue le titre d’un long poème auquel, au fil du temps, il a ajouté des chants supplémentaires. Huit au total – en cours de réédition au Castor astral –, un ensemble fait d’entités détachables, un poème du temps, une épopée ordinaire portée par une écriture jouant de toutes les prosodies, changeant constamment de vitesse et d’angle d’attaque. Une somme rassemblant tout ce qu’il sait, tout ce qu’il sent, tout ce qu’il pense des années qu’il a traversées. Et ce sans jamais se départir de son sens de l’humour et d’une conscience du poème comme étant à la fois jeu et enjeu, je et jeu.
Richard Blin
Épique !
Jacques Darras
In’hui / Le Castor astral, 192 pages, 15 €
Poésie Vive l’épique !
Débarrassé de son rapport consubstantiel à la guerre, le poème épique devient le véhicule prosodique idéal pour exalter les différentes façons d’habiter poétiquement sa vie. Démonstration et illustration par Jacques Darras.