Avec le temps, tout s’en va – peut-être. Avec le temps, on n’aime plus – ou plus pareil. Difficile, quand au rythme des trémolos de Léo Ferré, on ouvre la boîte à souvenirs, qu’on fouille et met à jour sa jeunesse, ses illusions, ses amitiés, ses amours, de ne pas sombrer dans la nostalgie, sentiment doucereux, et pire, de virer vieux con : « Encore un peu et je les aurais soutenus, les flics, tant j’en voulais aux zadistes de nous ressembler. De se jouer la même résistance à deux ronds, de prendre les mêmes poses, de croire aux mêmes barricades romantiques quand elles ne sont que palettes et caisse de bois. » Arthur, celui qui parle désormais ainsi avait 17 ans en 1974, années frémissantes, bouillonnantes : Vietnam, Gardarem lo Larzac, le KKK, les Lip, Le Joint français, la bande à Baader, Creys-Malville, Franco qui n’en finit pas de mourir et qui condamne au garrot Puig Antich et ses camarades résistants ; on passe sa vie en manifs, on court on court ; on lit La Gueule ouverte, Tout !, Charlie, Le Monde libertaire ; Libé n’est pas encore malmené par le mégalo Serge July et Cent idées, le mag tricot pour les babas cool qui portent tous le même pull, fait fureur ; on croise des DS21 et des Simca minuscules. Ils en voulaient de l’action politique, contre le capitalisme, contre le fascisme, Arthur et ses potes. Enlever une personnalité importante, faire un coup d’éclat comme le rapt à Paris d’un cadre de la banque de Bilbao par un groupe d’extrême gauche. Oui mais voilà. Celui qui tient l’arme ce jour-là n’a pas de chance… La révolution attendra. Il vient de viser un passant. Edmond, un pauvre bougre qui se trouve au mauvais endroit au mauvais moment. Adieu la vie, même petite, étriquée. La bande se disperse. L’enquête sur le meurtre est enterrée. La mauvaise conscience d’Arthur, elle, va s’acharner. Presque cinquante ans après, il remue les souvenirs, part à la recherche de ses copains, s’adresse à Edmond, le mort par inadvertance : « Tu te fous de mes divagations, Edmond. À ta place, j’en ferai autant. Mais si tu ne nous comprends pas, si tu ne comprends pas qui nous étions, jamais tu ne comprendras ta mort. »
Patrick Pécherot, habitué aux romans noirs qui éclairent des moments de notre histoire populaire, interroge ici sa génération. « Pour tout bagage on a vingt ans » chantait Léo. Pour tout bagage, Patrick Pécherot, lui, a un savoir-faire – savoir-écrire – de tous les diables. Il avance dans sa narration par plan-séquence, déconstruit le passé pour mieux vivre le présent. Il exhibe des photos, et dresse un portrait vivant, effervescent, tout en rythme, de ces années 70. Parfois sur le fil du rasoir – ne pas devenir vieux con, ou réac, ne pas s’engluer dans la nostalgie d’un passé pas si chouette que cela –, il bâtit un roman tout en finesse, politique et presque poétique. Qu’on laisse à la jeunesse ses illusions même si trop souvent tout se termine en chanson : « Que sont mes amis devenus / Que j’avais de si près tenus / Et tant aimés… »*
Martine Laval
Pour tout bagage, de Patrick Pécherot
La Noire/Gallimard, 170 pages, 16 €
*La Complainte de Rutebeuf
Domaine français C’est extra (pas tant que ça)
octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237
| par
Martine Laval
Les années 70, une jeunesse en effervescence, la révolution qui s’en vient. Patrick Pécherot en maître du roman noir et politique.
Un livre
C’est extra (pas tant que ça)
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°237
, octobre 2022.