Assimilable à une petite cousine de Francis Ponge ou de Georges Perec, Denitza Bantcheva n’a pas manqué de se rendre compte que les choses n’étaient pas inhabitées. Si elle ne prétend pas qu’elles sont animées, comme l’imaginent certains qui leur prêtent une âme et peut-être même une volonté, elle a remarqué que, tandis que sa vie courait, des objets parfois presque utilitaires passaient à ses côtés un temps certain et prenaient à son contact une valeur indéniable. La valeur des souvenirs.
Jamais vraiment échappée de son statut d’intellectuelle de la diaspora bulgare, Denitza Bantcheva semble tourner littérairement sans fin autour de ses capteurs sensibles… Dans ce nouveau livre, c’est à ces objets les plus proches, et parfois les plus intimes qu’elle consacre un chapitre, reliant chacun d’entre eux à des souvenirs et sentiments précis – une phénoménologie par l’objet – en même temps qu’elle « liquide », souvent avec humour un passé familial ou collectif désagréable. Tenues vestimentaires de ses moments personnels « historiques », vaisselle dont la fragilité mesure celle de la vie humaine, ces fameuses lunettes qui marque la vie des lecteurs (sa mère déjà lisait « trop », fatiguant ses yeux, dixit la grand-mère), et le fameux « sac jaune », les manteaux, un dé, tout parle réminiscences et émotions retenues soudain jaillissantes. « Le premier outil d’écriture que ma mémoire ait gardé, c’est le porte-plume, attaché à une chaînette, qu’on pouvait voir à côté de son encrier sur une espèce de lutrin incliné, au bureau de poste le plus proche du grand ensemble où ma famille venait d’emménager dans les années 1970. »
Éternelle enfant d’une mère éternellement admirable, Denitza Bantcheva revenait déjà sur le passé de l’enfant qu’elle était dans Visions d’elle (Do, 2021), brossant son parcours intellectuel en même temps que celui de cette mère et des moments difficiles qui se redéploient ici, explicitement cette fois, au détour d’une page. « Curieusement, malgré des décennies de pauvreté et une nature frileuse (…) : du temps où j’ai le plus gelé, il m’a manqué des pulls, des pantalons, une couverture et autres plaids et édredons, mais non pas l’élégant manteau en laine sous lequel je dormais, d’assez bonne étoffe pour avoir l’air de sortir de chez le teinturier. »
Comme elle l’écrivait déjà dans les poèmes de Liens de sel (Atelier du Grand Tétras, 2023), « Si le monde fait le sourd, prêcher dans le désert/ en comptant sur l’écho pour ne jamais cesser/ chasser l’incertitude à coups d’offrandes au vide. » C’est sans doute dans cet esprit qu’est né Objets perdus puisque « rien n’est plus assuré que la perte » de manière anthume ou posthume. Armée d’une philosophie fataliste ou stoïcienne et d’une résistance à toute épreuve, elle ajoute : « En lisant cette histoire où les absents hantent encore certains objets choisis ou subis, le lecteur pourrait se rappeler le proverbe voué entre tous à nous aider à ravaler nos larmes, et qui me fait l’effet d’être l’une des meilleures définitions de la littérature : A quelque chose… malheur est bon. »
Éric Dussert
Objets perdus,
de Denitza Bantcheva
Do, 136 pages, 16 €
Domaine français La charge émotionnelle des objets
mai 2024 | Le Matricule des Anges n°253
| par
Éric Dussert
Des objets de son passé, intimes ou fonctionnels, la romancière Denitza Bantcheva extirpe la moelle d’une vie, la sienne.
Un livre
La charge émotionnelle des objets
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°253
, mai 2024.