Organisé en quatre sections, de l’enfance au prolongement d’une vie dans une autre enfance, histoire de boucler une boucle qui ne saurait être close, ce recueil de Claudio Morandini offre une sorte de concentré de son art très particulier du récit. Un art où l’humour, l’étrangeté (souvent inquiétante) et le surnaturel se mêlent pour mieux tisser le portrait d’une vie qui pourrait être la nôtre (celle de tout un chacun) et qui, pourtant, menace souvent de déborder vers le grotesque ou le monstrueux.
Car la banalité, vue de près, ne reste jamais banale très longtemps. La vieille grand-mère qui fait patiemment bouillir les escargots qu’elle ramasse au petit bonheur la chance, la tante célibataire qui entretient la gloutonnerie de l’enfant et s’enferme mystérieusement dans sa chambre, la file d’attente dans une mercerie et les ragots qui s’y échangent (observés à hauteur de varices par l’enfant), les élèves qu’il faut interroger quand on est devenu professeur, dont l’un qui sous le coup de la panique se met à gonfler, les amours saugrenus de l’âge adulte qui semblent délicieusement immatures, la maladie du père et l’inventaire de ses possessions, la soudaine ferveur religieuse d’une sœur qui se prend pour une sainte, tous ces moments de vie portent en eux les germes du déraillement. À moins que le déraillement ne soit en fin de compte la seule réalité qui vaille.
On suit, dans ces Choses, bêtes, prodiges, un même narrateur, un certain Cosimo, auquel, joueur, Morandini aura sans doute prêté quelques traits de sa propre existence en profitant de tout ce que la littérature lui permet en termes de déformations, exagérations et intensifications. Ce Cosimo s’incarne et se réincarne au fur et à mesure des nouvelles, en commençant par l’enfance, donc, soit une manière bien spécifique de voir le monde qui semble imprégner l’ensemble du livre. Une façon de dire, sans doute, que de l’enfance on ne sort jamais tout à fait et que ce qu’elle porte en elle d’émerveillement et d’effroi – l’un se confondant parfois dans l’autre – laisse des traces indélébiles chez l’adulte. Jusqu’à ce que l’adulte les retrouve, toutes neuves, dans le regard interrogateur et même créateur de sa propre fille, qui tend des fils un peu partout dans lesquels l’esprit trop raisonnable aurait tôt fait de se prendre les pieds.
Le titre original du livre évoque la notion de « catalogue » et il s’agit bien, pour l’auteur, de ranger dans un classeur délirant les diverses étapes et expériences qui forment la trame du quotidien. L’épigraphe du recueil, signé Jean Cocteau, mérite dès lors d’être cité : « Puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur ». Et, en effet, notre Cosimo s’attelle à la tâche dès son plus jeune âge : il croit aux pouvoirs modificateurs de son regard qui ne se contente pas de voir ce qui l’entoure avec curiosité ou suspicion, mais en contrôle le flux, empêchant que les monstres qu’il imagine puissent s’incarner et sortir littéralement des murs.
Qu’ils consistent à chercher des fossiles ou à se construire une montagne à leur mesure, les jeux des enfants organisent les bizarreries du monde selon les règles du fantastique. Il n’y a plus, alors, qu’à continuer de jouer le jeu pour que tout prenne une drôle de teinte. Le regard inventeur de l’enfant accorde ainsi, dans une des nouvelles, de curieux pouvoirs à l’adulte qu’il est devenu. Ailleurs, ce sont ses propres parents qui lui retirent leur affection pour la transposer sur un cochon dont ils ne cessent de vanter l’intelligence. Ils se sont d’ailleurs mis en tête de lui apprendre à compter.
« Les grandes personnes ont cette formidable capacité à tolérer l’ennui, et même à le provoquer avec une sorte de volupté », observe avec acuité le jeune Cosimo pour qui – privilège de l’enfance – le temps ne fonctionne pas de la même manière, même durant « les jours d’été », eux qui sont « interminables pris séparément » et « foudroyants considérés dans leur ensemble ». Il faut dire qu’on ne s’ennuie guère à suivre les aléas de la vie de Cosimo, qu’il s’agisse de partager la vie d’un anachorète obsédé par l’ablation de ses parties génitales dans un delta en crue, d’observer sur les toits de la ville l’apparition nocturne d’une sorte de brume ou de poltergeist qui menace de tout avaler, ou d’avoir des conversations pas piquées des hannetons avec un père qui entretient son cancer comme un sésame lui permettant d’être insupportable.
Au fond, dans ces récits où l’étrange, le bouffon et la mélancolie se tiennent la main, c’est la question de la filiation et de ce qui nous construit dès l’origine qu’explore avec talent Claudio Morandini. La littérature est le lieu de l’invention et l’enfance en est le carburant.
Guillaume Contré
Choses, bêtes, prodiges,
de Claudio Morandini
Traduit de l’italien par Laura Brignon
Anacharsis, 256 pages, 22 €
Domaine étranger Un monde hallucinant
mai 2024 | Le Matricule des Anges n°253
| par
Guillaume Contré
Claudio Morandini est un des écrivains les plus inventifs de la littérature italienne contemporaine. ce recueil de nouvelles, qui puisent à la meilleure des sources, le démontre.
Un livre
Un monde hallucinant
Par
Guillaume Contré
Le Matricule des Anges n°253
, mai 2024.