Tant que l’on ne sait pas, on ne peut pas oublier : si l’on veut pouvoir oublier, il faut commencer par savoir. » C’est au détour de la page 85, vers la fin de l’ouvrage, que cette petite phrase surgit presque furtivement. Elle donne pourtant tout son sens à ce Bord de mère. Pour savoir, sans doute faut-il écrire, s’acharner tranquillement à ce travail de précision, accepter de fouiller sa mémoire, celle de ses proches, trouver un ton, une construction. Ne pas avoir peur, se faire confiance, y aller. Se raconter et raconter les années qui filent, filent et disent tout d’une époque, façon de vivre, de penser. Un peu à la manière d’une Annie Ernaux avec ses Années – distance, engagement, authenticité –, Marianne Rubinstein regarde dans le rétroviseur, déroule le monde et ses chaos, sa famille et ses soubresauts, s’interroge sur la filiation grand-mère/mère/fille, les mutations qui s’entrechoquent, les libertés sans cesse à gagner, les contradictions qui font mal. Elle s’interpelle, parle d’elle en écrivant « tu » et c’est comme si elle s’adressait directement au lecteur, ou mieux, à la lectrice. Marianne Rubinstein raconte un destin de femme qui pourrait être celui de millions de femmes. Déjà dans Détroit, dit-elle (Verticales, 2016), l’autrice mariait avec finesse histoire de soi et histoire sociale et politique.
1966. Naissance de Marianne Rubinstein. Maligne et même facétieuse, l’autrice nous rappelle que jusqu’au 1er février de cette même année, interdiction était faite aux femmes de travailler sans le consentement de leur mari ; qu’en 67, est adoptée la loi Neuwirth légalisant la contraception orale et qu’il ne faut pas trop crier victoire ; qu’en 68, ses parents manifestent tout contents ; qu’en 71, 343 salopes osent déclarer avoir avorté ; que l’angoisse commune « tu les as eues toi ce mois-ci ? » s’entend encore et toujours. Rigoureuse, la professeure d’économie choisit et enchaîne des étapes historiques : Simone Veil, le MLAC, les baby-boomers et la société de consommation, l’avènement de l’ère Mitterrand, les années sida, l’an 2000. Elle tombe enceinte, comme on dit tomber dans un trou, ou dans les pommes. Elle a 34 ans, c’est un garçon. Elle est « presque » soulagée – de ne pas reproduire l’ambivalence mère-fille, cette rivalité si présente dans les contes depuis des siècles ? 2002, le duel Chirac-Le Pen, la grand-mère meurt, la maladie s’en vient, elle entre en analyse. Non sans humour, elle écrit que « les problèmes mammaires sont aussi des problèmes ma mère. » Les années passent, MeToo casse la baraque, il était temps. Aujourd’hui, la fille a bientôt 60 ans, la mère a dépassé les 80 : « Tu l’admires toujours autant, même si vous vous tenez davantage à distance, vous gardant désormais de mélanger vos vies. »
Marianne Rubinstein met en scène une lignée de femmes qui a grandi avec Du côté des petites filles, cet essai féministe paru en France en 1974. Mais rien n’est jamais acquis. Bord de mère tombe à pic.
Martine Laval
Bord de mère,
de Marianne Rubinstein
Verticales, 96 pages, 15,50 €
Domaine français Tout sur la mère
mai 2024 | Le Matricule des Anges n°253
| par
Martine Laval
En se racontant, de sa naissance à aujourd’hui, Marianne Rubinstein met à jour l’histoire d’une époque. Encore mieux : une histoire des femmes.
Un livre
Tout sur la mère
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°253
, mai 2024.