En onze vagabondages autour de la notion d’« immensité intime » – une formule due à Gaston Bachelard qui, dans Poétique de l’espace, traque la subtile dialectique de l’espace intime et de l’espace extérieur jusque dans la façon dont ils en viennent à « s’encourager dans leur croissance » –, Henri Gilbert témoigne de la façon dont il s’est approprié cette notion, l’a expérimentée et l’a éprouvée affectivement et dynamiquement.
Et ce à commencer par la relation qui se noue entre le paysage et l’intériorité. Comme dans la peinture de Caspar David Friedrich inscrivant l’émotion dans la manière et la matière de l’œuvre avec des paysages qui suggèrent l’inquiétude métaphysique et l’impermanence, « intègrent la tragédie et la sérénité » et sont, dans l’esprit du premier romantisme allemand, la projection d’une émotion, du regard qui les constitue, et qui nous appelle à le suivre dans son désir d’un ailleurs inaccessible.
Un romantisme que l’auteur a fait sien en découvrant, lycéen, Chateaubriand et René. « Des mots précis, lyriques, pour exprimer une réalité intérieure ô combien fragile. » Chateaubriand qu’il va imiter en marchant seul, cheveux au vent, dans la nature. Une participation charnelle et perceptive au paysage, une expérience romantique qui lui a appris à être réceptif au monde et à s’ouvrir aux épiphanies que la vie propose souvent dans les moments les plus simples.
Des étapes sur les chemins de l’immensité intime, il en fut d’autres. Révélatrice, par exemple, la lutte sans merci que dut mener J.M.G. Le Clézio contre l’enfermement et la folie avant de pouvoir se réconcilier avec lui-même et le monde dans L’Inconnu sur terre. « Être non pas devant le monde mais dans le monde. » Écrire, marcher, voyager, ressentir, s’émerveiller. Salutaire encore la poésie « inutile comme la pluie » de René Guy Cadou. Une poésie buissonnière, attentive à l’intensité cachée dans l’instant et amante de la simplicité la plus grande parce que c’est souvent là que se niche la conscience de l’infini. Envoûtante aussi la dimension géopoétique qui caractérise l’œuvre d’Henri Bosco, ou la rêverie érigée en véritable art de vivre chez Gaston Bachelard, l’employé des Postes devenu professeur à la Sorbonne.
Ce mouvement d’entrelacement du sentir et du connaître, ces échanges entre l’espace du dedans et l’espace du dehors, ces résonances qui naissent à la rencontre du moi, du monde et des mots peuvent aussi surgir à l’écoute de chansons ou de musiques comme celles que l’auteur a découvertes, dans les années 1980, grâce à des pochettes de disques : le « folk introspectif » de Joni Mitchell, la « Dame » du Laurel Canyon, ou la musique du label ECM, fondé par Manfred Eicher – qui voulait qu’on perçoive « le silence entre les notes, et l’espace entre les instruments » – et dont les pochettes de disque donnaient à voir des « paysages-états d’âme » où le fini et l’infini se trouvaient nouer comme dans le romantisme allemand.
Henri Gilbert montre qu’il est des paysages naturels et des paysages culturels – œuvres d’artistes comme Nils-Udo ou de cinéastes comme Pascale Ferran (Lady Chatterley et l’homme des bois) – qui se révèlent être des foyers d’émotions faits d’associations mouvantes dont le retentissement ouvre à un espace intime du monde et à une participation, par le corps et l’âme, à la chair du monde – ce que je porte en moi et ce qui m’est extérieur se diluant l’un dans l’autre en une même matière-émotion. Un sentiment d’immensité intime dont l’auteur déplie l’implicite et déploie les figures au fil d’un essai qui est aussi un autoportrait en puzzle.
Richard Blin
L’Immensité intime
d’Henri Gilbert
Poesis, 160 pages, un cahier d’illustrations couleur, 19 €
Essais Une poétique de la relation
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Richard Blin
Dans son approche sensuelle et esthétique de « l’immensité intime », Henri Gilbert nous invite à participer corps et âme à la chair du monde.
Un livre
Une poétique de la relation
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.