Depuis des années chaque 16 août, Ana Magdalena Bach, belle quarantenaire au feu intact et aux « yeux de lionne rayonnants », vient fleurir de glaïeuls la tombe de sa mère dont la dernière volonté a été d’être ensevelie dans le vieux cimetière de l’île. Le pèlerinage est rigoureux, ritualisé pour cette épouse et mère comblée, mariée à Domenico Amaris, séduisant directeur du Conservatorio Provincial. Chaque anniversaire, elle quitte donc le foyer conjugal, prend le bac, appelle un taxi et doit passer la nuit seule sur place dans l’hôtel, face à la lagune où volent des hérons bleus.
Pourtant l’année de ses 46 ans, ce voyage de piété filiale prend un tour inattendu : sur la piste de danse de l’hôtel, Ana Magdalena fait la connaissance d’un inconnu qu’elle séduit sans y croire et avec qui elle passe la nuit. Dès lors, les séjours annuels sur l’île caribéenne vont rythmer son existence, comme des parenthèses aventureuses qui promettent la saveur irremplaçable d’une rencontre érotique différente. « Heure après heure, elle avait rêvé à ce 16 août : il était absurde d’attendre une année entière pour soumettre au hasard d’une nuit le restant de ses jours ». Chaque rendez-vous sur l’île est ainsi crucial, parce qu’il est également un rendez-vous rêvé ou manqué avec un homme, c’est-à-dire avec elle-même, avec ses désirs ou ses dérives : « Elle en vint même à se demander si elle oserait aller jusqu’à la route pour y arrêter les automobiles jusqu’à trouver quelqu’un qui lui ferait la faveur de sa nuit d’août, et la réponse fut la même : non. Une nuit perdue c’était une année perdue, mais il était trois heures du matin, et elle n’y pouvait plus rien. C’était fichu ».
Nous nous verrons en août est donc le roman d’une promesse. Promesse renouvelée d’une nuit nouvelle, de la rencontre, d’une danse, d’un désir et de l’« homme de sa vie, jusqu’au matin » qui traduit la pulsion éperdument vivante de cette « mère automnale », venue sur l’île pour rendre hommage à une morte. García Márquez sculpte l’aspect romanesque suranné du décor en le peuplant malicieusement de danseurs aux cheveux gominés, d’hôtels alanguis sur la lagune, de bouquets de fleurs, clairs de lune sur la plage, d’un tueur, d’un évêque et d’orchestres jouant des boléros langoureux. Que la protagoniste porte le patronyme (à la fois désuet et exotique sur ces rives colombiennes) d’Ana Magdalena Bach, suffit à indiquer combien la narration se déploie ici sous le signe de la fantaisie musicale. Avec un art du contrepoint, elle tisse le récit d’une époque à l’autre, faisant de la narration une mélodie où les séquences et les objets se répondent. Changements d’hôtels ou de taxis, livre de chevet nouveau chaque année, morceaux différents joués par les orchestres, séduction neuve font comme un bouquet de variations sur l’attente et le désir.
Cinq fois remanié pourtant, Nous nous verrons en août a tardé à voir la publication. « Ce livre ne marche pas. Il n’y a qu’à s’en débarrasser » déclarait dans un verdict sévère l’auteur de Cent ans de solitude, disparu en 2014. Son dernier texte ne fut finalement publié qu’en fragments pour El País et la revue Cambio à l’orée des années 2000. Il semblerait que « Gabo », longtemps, n’ait pas trouvé la fin adéquate à son roman.
Mais c’est justement avec maestria et une implacable perfection formelle qu’en quelques pages ultimes, García Márquez referme ce portrait d’une femme sous les auspices d’Éros et de Thanatos. Réunissant la première scène où Ana Magdalena s’observe dans la glace de la salle de bains, à la dernière, il met en miroir la beauté du monde et sa vanité macabre, les flammes du désir et le marbre des tombes. Laissant le lecteur ébloui devant un livre ultime qui, s’il ne « marche pas » d’après son auteur, n’en a pourtant pas fini de danser.
Etienne Leterrier-Grimal
Nous nous verrons en août
de Gabriel García Márquez
Traduit de l’espagnol (Colombie) par Gabriel Iaculli
Grasset, 144 pages, 16,90 €
Domaine étranger « Gabo » is Bach
juin 2024 | Le Matricule des Anges n°254
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Dans son ultime roman, Gabriel García Márquez relate les jeux du désir et de l’âge inéluctable. Un joyau littéraire baroque.
Un livre
« Gabo » is Bach
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°254
, juin 2024.