Vieille écorcherie
C’est une bien étrange prose que cette Vieille écorcherie dont le titre, intrigant, attire autant qu’il repousse. Pendant plus de dix ans, entre 1980 et 1991 (date de la réunification allemande), Wolfgang Hilbig œuvre à ce texte effarant. Né dans une bourgade de l’ancien bassin de lignite de Thuringe, à 40 km de Leipzig, l’écrivain est issu d’une lignée de mineurs et celui qui fut ouvrier une bonne partie de sa vie n’oublie pas que c’est en secret qu’il devait, enfant, lire et écrire tant son grand-père polonais analphabète considérait que « ce qui se trouvait sous la couverture d’un livre n’était que mensonge et imposture et ne pouvait, au fil du temps que conduire à l’obscurcissement de la raison, voire à la démence ». Or c’est peut-être la nécessité première de se cacher qui généra chez Hilbig l’autodidacte cette propension à écrire des récits insaisissables et magnétiques, à fortiori lorsque, inféodé dès 1949, son Heimat natal bascula en RDA.
Où est-on dans la Vielle écorcherie ? De quoi parle-t-on ? D’ailleurs qui parle dans ce texte singulier ? « Je me remémorai un petit cours d’eau au-delà de la ville, ses eaux étrangement miroitantes, presque laiteuses certains jours, que j’avais suivies le temps d’un automne ou plus longtemps encore… » D’emblée on est emporté par le mouvement d’une eau dont le reflet duplique le paysage dans un temps qui semble s’étirer à l’infini. Un narrateur enfant, livré à une profonde solitude, parcourt rituellement le même itinéraire, la remontée d’un ruisseau peuplé de saules gras et fantomatiques saturé d’odeurs pestilentielles. Et le soir, dans la pénombre de sa chambre, il revisite et reconfigure sa marche du jour dans les moindres détails, jusqu’aux confins du songe. Remémoration et réitération comme moteurs essentiels du récit et de l’obsession.
« Ce lieu pour l’avoir vu et revu, me paraissait totalement ordinaire, ordinaire mais pas descriptible » comme si les mots étaient en deçà de la sensation et la langue toujours seconde, ou toujours en retard pour dire l’inquiétante effraction des images, le chaos intérieur qu’elles produisent. Pourtant ce Rimbaud est-allemand, ce Dante sans son Virgile, en éclaireur se fraie un passage dans le crépusculaire et la substance faillible de la langue. « J’apprenais à me faire comprendre en susurrant à penser avec les morts et les proscrits, avec les choses inanimées (…). C’était l’heure où croissait en moi je ne sais quelle obscure expression qui n’avait pas besoin de mots, de noms, (…) c’était la langue d’une perception ne réagissant qu’à des instants averbaux et fugaces, faite bien plutôt des sensations ineffables du souffle ».
Au gré de cette équipée inquiète, l’enfant devenu jeune homme parvient non seulement à franchir la voie ferrée qui délimite le lieu de la Vieille écorcherie – une usine d’équarrissage – mais il décide d’y travailler. Lieu de relégation baptisé Germania II au sein duquel les ouvriers écorcheurs finissent par ressembler aux carcasses qu’ils exploitent. « C’était ici une autre obscurité qui les parquait ensemble, la fange obscure qui était la condition pour la fabrication de savon noir ou de crème nettoyante ». Germania II qui, par glissement métonymique, s’ouvre sur la béance d’une autre mort industrielle, quelques décennies plus tôt, dans la Thuringe natale d’Hilbig.
Remonter le cours d’eau, franchir les limites du lieu, y séjourner, c’est se rendre dans les souterrains de l’Histoire, galeries innombrables où des êtres, proscrits, effacés, disparus se rappellent à la mémoire, « vieille écorcherie, tourbillon constellé d’étoiles ». À tout cela qui se dérobe, la langue ample et poétique d’Hilbig, en une prose limoneuse, depuis la ruine d’un paysage dévasté, redonne contour et substance. Et ce qui s’y voit est proprement effarant.
Christine Plantec
Vieille écorcherie
(suivi de) Discours de présentation à l’Académie
de Wolfgang Hilbig
Traduit de l’allemand par Bernard Banoun
L’Extrême contemporain, 130 pages, 16 €