L’héroïne de Histoire d’une domestication est une comédienne trans qui respire le succès. Elle a réussi à s’extirper de la pauvreté, de la violence et de la petitesse en travaillant avec acharnement. Elle est désormais adulée par les foules, poursuivie par les journalistes, désirée par les inconnus. Le récit s’ouvre alors qu’elle regagne en taxi son appartement dans un quartier cossu de Córdoba, après une représentation réussie de La Voix humaine de Cocteau, son dernier rôle. Chez elle l’attendent son mari et son fils. Le premier – « on aurait dit un cadeau du père Noël, une offrande des Rois mages. Un homme qui avant de dormir lisait un livre, qui pissait assis pour ne pas salir la lunette des W.-C., qui cuisinait des plats avec plein de couleurs et qui, la nuit, quand tout le monde dormait, descendait jusqu’au sexe de la comédienne » – lui prépare depuis plusieurs heures un dîner. Le second regarde la télévision dans sa chambre. Tout apparaît idyllique. L’amour, la maternité, le luxe.
Pourtant, tel un fantôme planqué à l’intérieur d’un placard impeccablement rangé, le chagrin la taraude aussitôt que les rideaux du théâtre sont baissés. L’insatisfaction qui la dévore est incurable. En épousant ce bel avocat bourgeois et homosexuel qui la trompe, elle a cédé à la double tentation de se ranger et de gravir les échelons sociaux. Avec leur fils, un enfant séropositif qu’ils ont adopté il y a trois ans de cela et qui fait preuve d’un cynisme glaçant pour son âge, ils se contentent de mimer le quotidien d’une famille harmonieuse. Car l’enfance de la comédienne continue d’exister dans un coin de sa tête et d’anesthésier ses sentiments. Son père – violent. Son frère – violent. Tout comme son village natal – moche, homophobe, transphobe et raciste. « C’était saisissant à quel point les femmes du village craignaient leurs maris, leurs petits amis, leurs pères, leurs oncles qui les avaient violées quand elles étaient petites, leurs beaux-pères qui les avaient tripotées quand elles étaient adolescentes. La peur qu’elles éprouvaient adhérait aux murs de sa maison, telle une tache d’humidité. » Si le corps de la comédienne a su se construire en opposition à ce paysage de domination, de brutalité et d’ignorance, c’est parce qu’elle s’est échappée.
Mais rien ne s’oublie. Ainsi, à l’apogée de sa carrière, elle se retrouve empêtrée dans un quotidien qui ne lui ressemble pas : étouffant sous l’effroyable poids de la norme, acculée par des responsabilités qui sonnent creux, elle peine à comprendre comment elle a pu en arriver là. Le récit, en entremêlant le passé – sa jeunesse, la rencontre avec son époux, l’accueil de son fils – et le présent – une visite familiale au village –, raconte une femme empêchée. Malgré le tourbillon d’émotions (passion, déception, jalousie, fierté) qui la traverse, elle ne parvient pas à baisser la garde. Quelque chose en elle est comme bloqué, enrayé. Sa mère formule tout haut ce que beaucoup pensent, à savoir qu’elle ne mérite pas sa vie et en particulier son mari « à cause de cette douceur qui se voyait jetée à la poubelle, l’amour jeté dans un sac sans fond ; cette chose qu’était également sa fille, une trans incapable d’aimer. » Sa capacité à faire confiance et à se livrer a sans doute été endommagée dès le berceau, mise à mal par l’effroyable brutalité des hommes et la médiocre rivalité des femmes, une triste binarité qui n’épargnait pas grand monde chez elle. C’est cette narration pénétrante, froide et chirurgicale qui fait d’Histoire d’une domestication un texte aussi fascinant. Il expose les coulisses d’une famille, la manière dont les êtres qui la composent poursuivent une forme de conformité tout en se persuadant qu’ils s’affranchissent du modèle dominant. Il fait état de leurs contradictions, de leur mauvaise foi et, indéniablement, de leur attachement viscéral les uns aux autres.
Camille Cloarec
Histoire d’une domestication,
de Camila Sosa Villada
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba,
Métailié, 224 pages, 19 €
Domaine étranger Le meilleur endroit sur terre
septembre 2024 | Le Matricule des Anges n°256
| par
Camille Cloarec
Après l’inoubliable Les Vilaines, l’autrice argentine Camila Sosa Villada nous revient avec un roman corrosif, exposant les coulisses d’une famille.
Un livre
Le meilleur endroit sur terre
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°256
, septembre 2024.

