Il y a des majuscules qui en imposent (celle de « L’Histoire avec sa grande hache » de Georges Perec par exemple), et d’autres qui n’annoncent rien de bon. De prime abord, celle de l’Usine paraît un peu grandiloquente, mais elle signale à l’attention du lecteur un complexe industriel qui inspire le respect de tous (si une offre d’emploi se présente, il faut sauter sur l’occasion), immense au point de disposer de « restaurants de toutes sortes », d’hôtels, de supermarchés, d’équipements de loisirs comme des bowlings, des karaokés, et d’étangs artificiels pour la pêche. Mieux encore : elle possède son propre fleuve, qui la traverse et la coupe en deux univers distincts, ainsi que ses propres espèces animales (en l’occurrence des ragondins gris d’une taille inhabituelle, des lézards des lave-linge, qui se nourrissent de fibres textiles, et des oiseaux endémiques qui ressemblent à des cormorans). Si l’on manque de prudence, on peut même y croiser une sorte de maniaque sexuel, que l’on surnomme « le déculotteur ». De cette usine, qui est « une ville à part entière », on ne connaîtra toutefois ni la raison sociale ni l’activité principale, ce qui trouble non seulement le lecteur mais les trois nouveaux employés que ce roman s’emploie à suivre.
Une jeune femme titulaire d’une licence se retrouve affectée au déchiquetage de documents, cependant que deux hommes sont embauchés, l’un comme correcteur d’écrits, l’autre comme responsable de la végétalisation des toits de l’entreprise (projet auquel il travaillera seul, sans formation préalable, alors qu’il n’y connaît rien). Tous les trois n’auront besoin que de quelques jours pour comprendre qu’ils occupent un poste où le travail est facile et pour lequel ils n’ont pas à utiliser leur cerveau. Ce que l’on s’empresse d’ailleurs d’expliquer au correcteur récemment embauché : « C’est un travail assez incompréhensible. On corrige en rouge. On envoie ce qu’on a fait, et quelque temps après, on reçoit un manuscrit avec le même texte mais encore plus d’erreurs grossières. On se demande à quoi on sert. » Pas moyen, pour ces trois-là, de donner le moindre sens à leur travail au sein de l’Usine, y compris pour Furufué, cet étudiant-chercheur en biologie qui, quinze ans après son embauche, n’a encore abouti à rien quant à la végétalisation des toits (d’emblée la direction lui avait laissé une décennie pour étudier les mousses présentes sur le site).
Le moins que l’on puisse dire c’est que cette Usine fonctionne bizarrement : la hiérarchie n’impose aucune sorte de pression aux salariés, auxquels elle confie des postes qui ne sont pas adaptés à leurs compétences (quand ils en réclament), mais elle n’hésite pas à transformer une offre d’emploi à plein temps en une simple mission d’intérim. Et au quotidien, on a l’impression que les employés passent moins de temps à travailler qu’à se déplacer dans le périmètre de l’Usine, ou encore à manger et à évoquer les plats qu’ils goûtent.
Née en 1983 et lauréate en 2014 du prestigieux prix Akutagawa avec Le Trou (publié en 2023 chez Christian Bourgois), Hiroko Oyamada semble prendre du plaisir à surprendre son lecteur. Il est bien sûr tentant de faire de ce roman une dystopie, de lui donner la portée critique d’une fable sur la déshumanisation du travail et d’évoquer Le Château de Kafka ou 1984 d’Orwell. Mais une telle lecture paraît quand même un peu simpliste. Constitué de phrases modestes et reposant sur une intrigue pour le moins rudimentaire, ce roman pose plus de problèmes qu’on ne l’imagine au départ, l’auteure s’amusant à juxtaposer des époques à l’intérieur d’un même chapitre ou à faire se chevaucher plusieurs conversations. Et comme chaque personnage s’exprime à la première personne, on attend parfois plusieurs pages avant de découvrir de qui il s’agit. À quelques longueurs de la fin, ce roman est présenté comme un texte qu’un employé de l’Usine est censé corriger : il fait d’ailleurs partie des « choses assommantes » sur lesquelles il doit porter son attention.
Que chacun se rassure, L’Usine est tout sauf un roman assommant. Si sa lecture a bien quelque chose de dérangeant, c’est qu’elle s’apparente à une séance d’hypnose, au cours de laquelle on sort de sa zone de confort. Pour, au bout du compte, ressembler au correcteur : « Je m’en suis aperçu en ouvrant les yeux. Je croyais être en train de lire un texte absolument incompréhensible, mais en fait c’était moi qui dormais. » Peut-être la réussite d’Hiroko Oyamada tient-elle finalement à cela : sa capacité à rééduquer ses lecteurs en les incitant à se réveiller afin de (la) lire avec davantage de présence.
Didier Garcia
L’Usine, de Hiroko Oyamada, traduit du japonais par Silvain Chupin, Christian Bourgois, « Satellites », 216 pages, 9,50 €
Intemporels Usine à gaz
septembre 2024 | Le Matricule des Anges n°256
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Avec son premier roman, la Japonaise Hiroko Oyamada entraîne le lecteur dans un monde mystérieux où le réel perd toute son évidence.
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Le Matricule des Anges n°256
, septembre 2024.

