Plonger au cœur du « sombre abîme du temps » (Buffon), voyager dans la Préhistoire entendue ici comme un lieu et non une durée – celle qui va de la naissance du genre Homo, il y a environ 2,8 millions d’années jusqu’à l’invention de l’écriture il y a plus de 5000 ans –, s’enfoncer dans les grottes, s’imaginer homme – ou femme – des cavernes, les suivre dans leurs déplacements au sein d’une nature préservée mais souvent hostile, voilà qui ne pouvait qu’enflammer l’imagination de certains romanciers, comme J.-H. Rosny aîné qui, avec La Guerre du feu (1909) a signé le roman préhistorique le plus lu et le plus diffusé jusqu’à nos jours. Ce type de romans tournés vers la Préhistoire, Pierre Schoentjes, professeur de littérature française à l’université de Gand, en explore une riche mosaïque, de Paris avant les hommes (1861) de Pierre Boitard jusqu’aux productions les plus récentes, en s’attachant, dans une première partie, à la façon dont les écrivains se sont approprié la matière préhistorique et l’ont transformée en récits qu’il met en résonance avec les témoignages des inventeurs – ceux qui découvrent des grottes (du latin invenire, trouver) – et avec les histoires racontées par les préhistoriens dans leurs tentatives de faire parler les documents archéologiques, « muets en l’absence de toute trace écrite ». Pour, dans une seconde partie, inverser la perspective et examiner la manière dont les œuvres ont modelé l’imaginaire qui entoure la Préhistoire.
Né de l’attrait pour le primitivisme, le roman préhistorique est souvent un roman d’aventures, avec tout ce qu’il comporte d’imprévu et d’imprévisible. S’appuyant sur les traces laissées par nos ancêtres, il nous les rend présents, c’est-à-dire quasi contemporains, et ce en plongeant les lecteurs à l’intérieur d’un univers reconstruit de manière à susciter des émotions fortes. D’où des scènes qui se répètent d’un roman à l’autre : chasser, faire du feu, tailler le silex, combattre un ennemi, trouver femme, participer à un rituel, dire adieu aux morts. Les découvertes des grottes, les avancées des travaux scientifiques, servent aux écrivains de générateur d’histoire tout en les incitant à poursuivre les interprétations au-delà de ce que la science peut affirmer avec certitude. Et Pierre Schoentjes de montrer comment s’entrelacent l’histoire du roman préhistorique et celle de la science préhistorique, mais aussi comment lesdits romans intègrent les réalités et les préoccupations qui sont celles de l’époque de leur publication.
C’est ainsi que, jusqu’à la première moitié du XXe siècle, la violence mâle a été mise en avant dans un environnement rempli de menaces. Avec des moments forts comme les combats sanglants contre l’animal, la lutte pour l’appropriation des lieux ou la guerre. Une exaltation des qualités viriles et un registre brutal qui sont aussi censés témoigner par contraste des progrès que l’humanité a réalisés. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, tout change au profit de nouveaux ressorts narratifs comme la solidarité et l’altruisme. Il en va de même pour l’image de la femme. Longtemps confinée à des tâches précises – cueillette, cuisine, reproduction – et souvent sexuellement convoitée, enlevée ou violée, elle apparaît dorénavant dans des rôles agissants « qui ne constituent pas des calques des comportements masculins », comme dans Muta, fille des cavernes (1963) de Norbert Casteret ou comme dans Ayla, l’enfant de la terre, la saga (1980-2011) de l’Américaine Jean Auel, une série où l’érotisme apparaît en phase avec le désir féminin pour la première fois dans la littérature préhistorique.
Un imaginaire où l’on croise la mystérieuse figure du chamane, associé aux rites censés favoriser la chasse, mais aussi des comportements racistes nés de la prise en considération d’un « nous » s’opposant aux « autres », ou consistant pour le Sapiens à rejeter le Néandertalien, considéré comme une brute épaisse à peine sortie de l’animalité. Et ce jusqu’à ce que William Golding, dans Les Héritiers (1955), fasse passer ce dernier du rang d’inférieur à celui de différent, « non plus en dessous de notre espèce mais à côté d’elle ».
Un essai où sont aussi examinés le rôle du rire et les funérailles – censées garantir que les défunts ne reviendront pas importuner les vivants sous une forme ou une autre – et qui montre surtout combien ces fictions reflètent les changements que notre société voit aujourd’hui fleurir. Sans oublier la multitude de voix et de talents qu’il nous fait découvrir.
Richard Blin
Inventer des grottes, de Pierre Schoentjes
Le mot et le reste, 472 pages, 28 €
Essais Écrire la préhistoire
septembre 2025 | Le Matricule des Anges n°266
| par
Richard Blin
Dans un essai sur l’imaginaire qui se déploie dans les fictions préhistoriques, Pierre Schoentjes explore l’évolution de quelques grands thèmes comme la violence, la place des femmes, la mort, le rire et le racisme.
Un livre
Écrire la préhistoire
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°266
, septembre 2025.

