Karl Hecht fait les cents pas dans sa maison. Il est tard. « Faut-il que je réveille ma femme pour lui annoncer la mort subite de mon frère jumeau » se demande-t-il. « Non, elle t’en voudrait à mort, quelque soit le défunt, de l’avoir tirée sous ce prétexte d’une léthargie si chèrement acquise. »
L’avocat reste donc seul. Devant lui, sur son bureau, les écrits posthumes de son frère Wilhelm que l’hôpital psychiatrique lui a envoyés. Des lettres, des notes attachées avec de la ficelle et un carnet de moleskine noire. Qu’il ouvre, qu’il commente. Contrairement à ce qu’il pense, ces cahiers ne renferment pas une quelconque clause testamentaire, mais la résurgence d’une période oubliée. Ils retracent la folie d’un homme, son inanité presque polie à reconstituer le puzzle du démantèlement de ses parents, de ses voisins. du couple Silberstein. Nous sommes en 1944 en Allemagne et la dénonciation fait rage. Comment vivre ? Comment deux jumeaux vivent-ils cette période ? Gert Hofmann nous apprend que les gens préféraient se jeter à la rivière plutôt que de porter le fardeau de « l’infériorité » ; mais l’auteur nous apprend surtout que l’amnésie n’est pas d’un grand secours devant la terreur du souvenir. Chaotique comme le cheminement qu’elle retrace, La Dénonciation échappe au déroulement du temps. C’est une atmosphère vaporeuse, entrecoupée clans le récit par l’attachement du narrateur aux contingences du réel (son travail : la défense d’un parano-révolutionnaire instituteur, sa famille : un fils qui ne lui parle plus).
C’est une buée sur un miroir par delà duquel le narrateur refuse l’intranquillité, presque la contamination, préférant inhumer ces souvenirs « dans la mémoire de la nature », tout en pourfendant ce pays « où tout un chacun se balade avec le rasoir de l idéologie grand ouvert dans la poche »
Avec ce court roman, tragique, écrit d’une plume convulsive, Gert Hofmann tente de garder la tête froide face à des événements dont la folie ou le renoncement semble bien être la seule alternative salvatrice.
La Dénonciation
Gert Hofmann
Maren Sell-Calmann Lévy
traduit de l’allemand par Evelyne Brandts
127 pages, 70 FF
Domaine étranger La déchirure posthume
novembre 1992 | Le Matricule des Anges n°2
| par
Philippe Savary
Quarante ans après le déclin du IIIe Reich, l’Allemagne continue de régler ses comptes avec sa mémoire. Entre la folie et l’amnésie, Gert Hofmann nous sert sa double Dénonciation.
Un livre
La déchirure posthume
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°2
, novembre 1992.