Le Syndrome de Gramsci
Imaginez quelque chose d’horrible et d’imprévisible, imaginez une chose pire qu’imprévisible, une chose insensée, par exemple qu’un chemin très connu s’interrompt tout à coup sous vos pas, ou qu’un abîme s’ouvre dans le parquet de votre chambre, ou pire encore que vous n’arrivez pas, alors qu’on vous menace, à vous rappeler les gestes de la marche si bien que vous voilà réduit à merci parce que paralysé -paralysé par rien, par vous-même, par le brusque oubli d’une chose élémentaire de la vie. D’une chose indispensable. Ajoutez à cette impression, qui me parut mortelle, et qui me le paraît encore quand je la retrouve, celle de courir derrière mon dernier souffle. Cela fut très rapide : je parlais avec P. et le cours naturel de la phrase s’est trouvé coupé net par l’impossibilité de poursuivre ce qui, pourtant, impliquait déjà l’existence de la suite… Vous êtes en train d’articuler un propos et voici que l’articulation même vous fait défaut à l’instant où vous l’énoncez. Bref, je parlais dans l’atmosphère de détente et de confiance que j’ai dite quand ma phrase -une phrase, je le répète, commencée dans l’élan de la conversation- s’est cassée sur un gouffre… Et le comble, voyez-vous, c’est que le manque, que le trou, que la chute ont eu pour raison la brusque absence dans ma mémoire du nom de Gramsci. Qu’y a t-il de plus régulièrement présent dans ma tête que ce nom depuis toujours fraternel ? Il est impensable pour moi, en vérité incroyable, de ne pouvoir le prononcer aussi spontanément que mon propre nom !
Bernard Noël
(extrait du Syndrome de Gramsci, P.O.L)
Dossier
Bernard Noël
Le Syndrome de Gramsci
avril 1994 | Le Matricule des Anges n°8
Un livre