Comment raconter les camps de déportation et d’extermination nazis ? « On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que ça devienne de l’art ! » ; la réponse est formulée par un certain Jorge Semprun, un jour d’avril 1945, quelques jours après sa libération, le 11 avril par les alliés, du camp de Buchenwald.
En revenant, presque 50 ans plus tard sur le 11 avril 1945 et en remontant le cours du temps jusqu’en 1992 où, pour les besoins d’une émission de télé, l’ancien ministre de la Culture espagnol est revenu pour la première fois à Buchenwald, Jorge Semprun a su trouver le taux d’artifice nécessaire pour élever son livre au rang d’œuvre d’art. Utilisant les techniques du récit cinématographique (arrêts sur image, ralenti, retour en arrière, bande son, cadrage, focale subjective), sans pour autant encombrer le récit d’une construction trop pesante (nous sommes sur le ton de la confession), l’écrivain multiplie les coups de génie narratifs. Ainsi, magnifique, la scène qui voit l’auteur recevoir le prix Formentor en 1964 à Zurich : douze éditeurs de douze pays lui remettent chacun un ouvrage de son livre Le Grand Voyage, Semprun, dans sa narration prend la liberté de stopper dans l’action l’un de ces éditeurs, de le figer là, statue de sel, le temps d’une digression sur l’amour de Kafka et de Milena, puis de revenir à 1964, réenclencher la mémoire du souvenir, stopper à nouveau un éditeur pour, une nouvelle fois revenir dans le passé. Magnifique aussi cette invention de la neige qui vient marquer chaque moment symbolique, chaque retour brusque du passé, chaque page à tourner d’un riche destin ; la neige de Buchenwald, la neige qui le 1er mai 1945 efface presque les drapeaux rouges de la fête du travail, la neige, en plein été, qu’un reflet du soleil fait naître sur la rétine du narrateur ébloui, la neige qu’il voit dans les pages blanches de l’édition espagnole du Grand Voyage censurée par Franco. Mais ces artifices en sont-ils vraiment ? Ne sont-ils pas l’expression d’une réalité impartageable, l’acte d’écrire ne rejoint-il pas, dans une osmose parfaite, celui de vivre ? Cette question, Jorge Semprun a dû se la poser après son retour en France alors que l’écriture le conduisait invariablement vers la mort. Ecrire sur autre chose que les camps aurait été impensable, mais écrire sur cette expérience de l’holocauste le livrait à la mort. Echapper à ce passé, l’enfouir dans un illusoire oubli fut, un temps, la voie choisie par l’auteur. L’Ecriture ou la vie : Jorge Semprun choisit la vie et devient alors Federico Sanchez, résistant communiste au régime franquiste. Ce ne sera qu’après avoir été exclu du P.C. que le retour à la littérature le renverra,avec Le Grand Voyage, vers Buchenwald. L’Ecriture ou la vie s’ouvre par la rencontre du matricule 44904 avec trois officiers alliés venus libérer le camp. Dire ce qu’était la vie au camp de Buchenwald n’appartient qu’à Semprun, qu’aux survivants. La fumée des fours crématoires, l’odeur de la mort, les cadavres entassés en tas ; cette horreur nous atteint de plein fouet mais nous épargne ipso facto, nous ne l’avons pas vécue. La lecture de ces pages (la mort de Morales, rageusement émouvante) noue les tripes, émeut au-delà de notre seule conscience. Pour survivre à cet enfer, Semprun aura su trouver dans la littérature et la philosophie l’arme souveraine. Plus présente que la mort, cet amour de la littérature qui s’appuie tout autant sur un savoir encyclopédique que sur une sensibilité très aiguisée l’aura guidé à travers la mort vers la vie. Et ce qu’il reste de ce livre, au bout de ce long voyage d’un demi-siècle, c’est une soif de lire et de s’instruire, c’est le sentiment que la fraternité cosmopolite est possible, c’est une furieuse envie de vivre. L’Ecriture ou la vie ? Les deux sont une seule et même chose.
L’Ecriture ou la vie
Jorge Semprun
Gallimard
320 pages, 120 FF
Domaine français Retombées de neige
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10
| par
Thierry Guichard
Apatride, Jorge Semprun s’est découvert une terre originelle en revenant 47 ans après à Buchenwald. Résultat : un livre essentiel, nécessaire, vital.
Un livre
Retombées de neige
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°10
, décembre 1994.