Les personnages : une jeune femme qui renoue avec la petite fille qu’elle était, une vieille femme qui redevient la dame qu’elle était, une femme polonaise qui crie quand il pleut, Zelda-la-folle qui appelait la vieille femme Mamina, d’autres femmes très âgées qui dessinent des ronds sur les fenêtres embuées et qui lêchent les carreaux froids, des dames noires, des dames blanches. Les éléments essentiels : une ville du bord de mer qui sort de l’obscurité pour quelques jours, la pluie, une maison nommée « Lucia » -sorte de capitale de la douleur-, une fresque marine avec des mouettes sur un rocher et une voile blanche perdue dans l’océan, une promenade matinale sur la lande, la vieillesse, la souffrance présente et « la souffrance pour après, quand la vieille ne sera plus là », une odeur lourde de poireau, une mémoire blessée, une agonie. Et à l’origine d’une étonnante alchimie qui consacre l’univers féminin : Véronique Le Goaziou, qui signe à trente-deux ans un premier roman vraiment réussi.
Un roman qui commence banalement un jour de pluie. Une jeune femme vient d’arriver dans une ville, avec quelques affaires personnelles, un plan, des clés, des photographies, un morceau de papier plié en quatre. Il lui suffit de quelques pas pour constater que certaines rues ont disparu et que cette « ville nouvelle » ne ressemble guère à celle qu’elle a connue enfant. La maison vers laquelle elle se dirige porte un nom plutôt doux - « Lucia » - pour une maison qui tient à la fois de l’hospice et de la maison de retraite. Dès son arrivée elle comprend que rien ne sera vraiment tel qu’elle l’avait imaginé, peut-être secrètement rêvé, à commencer par cette très vieille femme qu’elle n’a pas vue depuis dix-sept ans et qui est devenue aveugle. Pendant les quelques jours qui précèdent son agonie, elles évoquent ensemble le passé, ressuscitent des souvenirs communs, parlent de la mer et des mouettes, comme si les mots permettaient de mieux se préparer à mourir.
Durant ces quelques jours en effet la vieille femme parle, réveille les silhouettes d’autrefois d’une voix qui ne domine plus son propre débit, « lance des mots les uns à la suite des autres, très vite, comme si le jeu était de les dire dans un temps très court » ; évidemment il ne s’agit pas d’un jeu mais plutôt d’un combat pour reconquérir le passé et revenir à la vie.
La jeune femme assiste ensuite aux repas des autres pensionnaires, aux crises des unes, aux sursauts des autres, à l’irrémédiable engourdissement de certaines, mais surtout au vieillissement définitif de celle qu’elle est venue veiller. Après d’ultimes paroles, elle se retire enfin, laissant la mort accomplir son œuvre. Dehors, il pleut à nouveau.
Voilà pour l’histoire, une histoire sobre, aussi dénudée que cette falaise aux pieds de laquelle elles se rendaient autrefois. Pour le reste : des phrases plutôt courtes, comme retenues pour mieux saisir l’extrême lenteur des gestes de ces femmes à l’article de la mort. Mais l’incontestable réussite de ce roman demeure sa capacité à décrire la vieillesse dans ce qu’elle a de moins dicible et sans doute de plus pitoyable : « De temps en temps, elles enfoncent un doigt vers leurs dents de derrière pour ôter un bout de sucre poisseux qui les gêne. Il y en a qui retirent directement leurs dents pour enlever les morceaux collés. » Et si la compagnie de ces femmes bouleverse tant, c’est que cette déchéance de l’être, qui exclut toute dignité, concerne le lecteur face à ce qu’il possède à la fois de plus précieux et de plus inquiétant : son propre devenir.
La Vieille Femme et
les mouettes
Véronique Le Goaziou
La Table Ronde
200 pages, 89 FF
Premiers romans La souffrance au féminin
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Didier Garcia
Un premier roman à la manière d’un chant d’adieu pour une plongée dans les ultimes moments de la vieillesse. Une rencontre bouleversante.
Un livre
La souffrance au féminin
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.