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Poésie Istanbul, ville-fleuve

juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16 | par Dimitris Alexakis

Le premier accompagne le cours d’une ville, Istanbul ; le deuxième nous parle des plaines de l’exil : deux représentants d’une poésie, d’un pays et d’une langue que la fondation Royaumont nous permet de découvrir.

La Ville oubliée

L' Hiver est fini

C’est une rue vibrant au souvenir/ des cyprès une ville qui change/ après-midi reflet lumière jaune aux carreaux/ petits lacs muets et glacés/ au front des bâtiments gris… » Les mots se forment sous une lumière blanche, légèrement poudreuse, qui est peut-être celle des chemins d’Anatolie mais qui peut être, aussi, celle des ruelles d’Istanbul ; les mots entrent et sortent du café, et le premier vers d’un texte vient au poète au moment où il se lève pour partir : le verre de vin, le billet laissé sur la table, le tumulte de la rue qui, depuis la salle, n’est encore qu’un murmure, la salle à plafond haut, aux murs gris, et la douleur ironique qui se peint sur le visage d’un homme d’âge, devant l’entrée ; dehors, l’équilibre du ciel, des couleurs, des voix s’est très légèrement rompu, l’orage menace, et l’on dirait qu’une ombre reflue à l’intérieur du café, comme si elle y cherchait refuge ; le poème traverse la ville en aveugle, épingle des jeunes femmes qui se métamorphosent aussitôt en « roses froissées », des « Albanais entêtés » qui « refont/ sans cesse les trottoirs », et des « sirènes » qui « rayent à peine la mémoire… » Le poème s’écrit en coup de vent. Le mouvement du texte est celui d’une avenue qui descend en pente libre vers la mer : « et le jour peut commencer ». Ce mouvement délié peut être, aussi, celui d’un paysage défilant à travers la vitre d’un train : « Au coin le vent/ lave de sa poussière une branche de saule un enfant/ tiraille les moustaches d’État des seize bustes fondateurs/ et le temps s’assombrit à force de réfléchir. » La poésie d’Onat Kutlar est traversée d’averses, d’éclaircies. Elle travaille en plein air, elle a besoin de la proximité des passants, du bruit et de l’odeur des voitures, des éclats que le soleil jette sur les vitres. Elle ouvre un espace aéré, un lieu de passage perpétuel, en chantier invisible -comme si l’écriture, pour cet homme de culture né en 1936 et disparu prématurément au début de 1995, était d’abord une arme contre l’usure : « l’amour/ mauve la lame des billets force les portes/ les murs du temps féodal jusqu’aux frontières du matin/ d’où sortent les gosses des rues balayeurs de vie… » La ville fait chaque nuit table rase, les « orphelins d’Anatolie » franchissent les décombres et « balayent les débris de nuit », les travailleurs « commencent à recoudre les déchirures de la ville… » Le poème est un lieu où l’on peut entrer et sortir, une place, un café populaire, un coin de rue - tout, sauf une place forte, un lieu clos où tenir le siège de sa solitude.
Onat Kutlar, traduit pour la première fois en français, opposait l’acte poétique à la déculturation, à la loi du profit, à la violence. Il partageait la prévention nourrie par le romancier Yachar Kemal à l’endroit des responsables politiques, européens ou turcs, pour lesquels « une Turquie de cinquante-cinq millions d’habitants, transformée en société de consommation », serait « un paradis de la démocratie » 1. Sa ville est une « ville qui change ». Le poète s’y promène au hasard, sans plan, en y cherchant des yeux « la grande aiguille de [sa] jeunesse ». Yachar Kemal se définissait comme le romancier « des mutations de la Turquie ». Cette formule pourrait également désigner le lien qu’Onat Kutlar entretenait avec sa ville. Malgré les « détritus », « l’argent que le commerçant transporte/ Du marché de sang au cimetière », les déblais de poussière, l’omniprésence de l’armée (« le vacarme blanc de la mort/ Les tanks ! »), Istanbul apparaît dans ces textes comme une ville vacante, une ville-fleuve, en devenir.
Onat Kutlar n’était pas poète à heures fixes. « Les maîtres le savent bien, écrit-il dans un texte dédié à sa femme, Filiz, il est dur d’écrire quand on vit dans la poésie. » À écouter Rémy Hourcade lire, le dix-sept avril dernier, lors d’une soirée organisée au Centre Pompidou, les poèmes qui composent La Ville oubliée, on devinait que cette insouciance, ce dilettantisme heureux avaient pu inciter le responsable de la Fondation Royaumont à réaliser le recueil proposé aujourd’hui au public français. Entre le poète et son lecteur il y avait plus, ce soir-là, qu’un lien de circonstance ; une paresse souriante commune, une même façon d’habiter sa désinvolture, de laisser l’écriture au repos, le temps de boire un verre, et de la reprendre, de l’attendre au tournant : « À la tienne, ma belle, regarde comme/ -Attends, j’allume d’abord ma cigarette-/ Un soleil rouge a rempli notre verre/ Dehors s’obscurcit l’église grecque/ Les sons de cloche transforment la nuit en feuilles/ Nous traversons des heures confuses et bruissantes/ Espoir, séparation, jours. » Au contraire de celle de Cevat Çapan, dont quelques poèmes viennent d’être traduits dans la même collection, l’œuvre poétique d’Onat Kutlar n’a retenu l’attention que d’un petit nombre de lecteurs. Il s’est fait connaître du public turc par les articles qu’il écrivait pour l’important quotidien de centre gauche Cumhuryet et a été le fondateur, en 1965, de la première Cinémathèque d’Istanbul. Un recueil de ses nouvelles devrait paraître en France à l’automne prochain2.
Un peu de sa légèreté se retrouve dans le recueil de Cevat Çapan, L’Hiver est fini3. « Quelque part un bruit de grues ;/ (…) dans les chalands qu’on vide, qu’on remplit » se dressent « une fontaine, un arbre ». Deux amants « attendent qu’une barque accoste » à « l’embarcadère moussu du lac,/ mélange de couleurs imprimées dans leur mémoire. » Mais la ville reste la plupart du temps au second plan de cet univers, encerclée par la plaine, parcourue en rêve par de jeunes gens encasernés, exilés « aux frontières ». « Des années j’ai vécu de lettres reçues./ Je me suis nourri de tabac de contrebande,/ De presse clandestine./ Je n’oublie pas. Je n’oublie pas. » La ville est passée au tamis des épreuves, de la difficulté d’écrire, de l’éloignement. L’apaisement, comme le « souffle » d’une « eau fraîche », se trouve peut-être sur les rives d’Asie Mineure : « le bruit de la mer/ et l’odeur de goudron », « les tuiles rouges des toits épars/ d’un village » côtier, sur un rivage crênelé par l’écume, loin de l’arrière-pays et des « postes de guet », des « traverses glacées », de la steppe froide où l’insomnie pousse des militaires de vingt ans. Le poète ne cherche plus à se perdre dans les mots. Chaque émotion peut être épuisée, et la conscience peut rencontrer, à chaque instant, un sol aride, indifférent, le bord râpeux de l’expérience : « une mer de larmes/ asséchée », un paysage captif. « Une moitié de la nuit est désert froid,/ l’autre horizon rougeoyant, sable qui brûle./ Ils attendent main dans la main ;/ leur désir se transforme en sang séché. »
Cevat Çapan, né en 1933, a abordé la poésie par le biais de la traduction. Il a notamment introduit en Turquie l’œuvre des principaux poètes grecs de ce siècle, Constantin Cavafy, Georges Séféris, Yannis Ritsos ; dialogue rare, encore souterrain, entre deux pays qui continuent à s’ignorer et, épisodiquement, à jouer à la guerre, sœur de l’ignorance. L’un de ses poèmes s’intitule simplement Émigrant crétois. Sa poésie est jalonnée d’hommages, de saluts adressés à Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova, Walter Benjamin, devanciers dans l’exil : « le temps presse » et l’Histoire, écrit-il, « donne le vertige ».

La Ville oubliée
Onat Kutlar

45 pages, 65 FF
L’Hiver est fini
Cevat Çapan

43 pages, 65 FF
Éditions Créaphis

1Entretiens avec Alain Bosquet, Gallimard, 1992.
2 Le recueil Ishar, traduit à l’initiative de Nedim Gürsel, paraîtra aux éditions Publi-Sud.
3 Le titre de ce recueil est bien L’Hiver est fini, et non, comme l’annonce la page de couverture, La Fin de l’hiver. Cette erreur sera rectifiée dans l’édition suivante.

Istanbul, ville-fleuve Par Dimitris Alexakis
Le Matricule des Anges n°16 , juin 1996.