En plus d’être bâti sur une idée très séduisante, La Mouche qui lit illustre une démarche éthique sans mièvrerie. Une mouche, posée imagine-t-on sur l’épaule de lecteurs successifs (enfants, adultes, ou chiens), glane quelques phrases de chaque livre lu. Elle nous les restitue en une succession de textes qui vont des Contes à la nuit tombante de Sophie de la Parmentière au journal de Véronique 10 ans, en passant par La Vie des hommes dont on se doute que l’auteur est un chien puisque son lecteur en est un. Chaque texte vient compléter le champ livresque : du roman à la poésie en passant par l’essai. Et si nous ne voyons la mouche en question qu’à l’ultime page, c’est bien parce que, le temps de la lecture, nous sommes devenus un peu elle.
Mais l’idée ne s’arrête pas là et, grâce à quelques mots mis en gras sur chaque page, l’enfant découvrira bientôt qu’une phrase s’écrit à partir de tous les textes. Belle façon d’ouvrir un peu plus le monde à travers la lecture. La vie, comme cette phrase mystérieuse, semble dire Jean-Pierre Siméon, est toute entière autour de nous et le monde se conquiert dans les livres. A chacun d’y faire sa voie, en toute liberté.
Et c’est bien en cela que l’on peut parler d’éthique. Outre le fait qu’il donne envie de lire, l’ouvrage offre à ses lecteurs de larges espaces d’investigation à leur imaginaire. Puisque nous n’avons que des bouts de textes, à nous de construire un monde à peine révélé. Ainsi le premier récit nous montre Petit Jacques prêt à affronter l’obscurité mystérieuse d’une grotte et qui surmonte sa peur car « il songea à sa pauvre mère et à ses frères épuisés par la faim qui l’attendaient ». L’enfant franchit donc le seuil de la grotte et, nous lecteurs, en tournant la page, nous nous retrouvons dans une autre histoire. Notre imagination éveillée, aiguillonnée, ne se contentera pas de si peu et voudra créer un passé et un avenir à l’épisode entr’aperçu. C’est donc à une lecture active que l’enfant est convié. Et excitante aussi. Nous sommes un peu au cœur d’un supplice de Tantale : une histoire s’offre à nous en même temps qu’elle se dérobe. Et comme rien ne nous fait plus envie que ce qu’on nous refuse…
Nous sommes doublement la mouche : par le procédé de caméra subjective auquel nous invite l’ouvrage, mais aussi par la liberté que nous avons de batifoler de textes en textes, de nous arrêter, de repartir, de recommencer. Et de construire peut-être des phrases au bout desquelles se trouve une bonne part de nous-mêmes.
En miroir aux textes (disons-le tout de suite : les éditeurs censés avoir publié les livres survolés par la mouche, n’existent pas), les personnages d’Isabelle Simon condensent une émotion poétique. Figurines de plâtre, souvent photographiées dans un décor naturel, elles imposent un contraste très fort entre leur apparence et le réalisme de leur situation (on retrouve un des SDF chers à l’illustratrice de Les Petits Bonshommes sur le carreau -éd. du Rouergue), et le monde « réel » dans lequel elles apparaissent. L’attitude de chacune, lisant, est une invitation à entrer un peu plus dans un univers intime, lieu du seul vrai partage possible. La photographie couleur, dans son cadrage serré et en macro, nous place tout près d’elles et de leur humanité touchante et tendre. Mais peut-être est-ce ainsi que nous sommes tous… aux yeux des mouches.
La Mouche qui lit
Jean-Pierre Siméon
Isabelle Simon
Rue du monde
40 pages, 85 FF
Jeunesse Au supplice de Tantale
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Thierry Guichard
Une mouche butine les livres pour donner aux enfants le miel de l’imagination.Jean-Pierre Siméon a créé un livre sans fin, en peu de pages.
Un livre
Au supplice de Tantale
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.