Lorsque les Danois embarrassés par un prêtre extrémiste veulent l’envoyer dans un endroit où il ne saurait nuire à l’image que veut se donner l’église, ils l’expédient sur la côte nord-est du Groenland. Suffisamment « peu peuplée, il n’y habitait qu’une vingtaine de personnes disséminées entre les 71e et 80e parallèles ». Et de fait, lorsque le curé débarque là-bas, il scrute les visages des chasseurs rassemblés sur le quai et pense que « jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi repoussant ». Il a pourtant devant lui l’une des sociétés humaines en passe de devenir la plus célèbre colonie de bipèdes de toute la littérature nordique, voire mondiale, voire interplanétaire. Car tous, ici, forment le petit monde truculent de Jørn Riel. Dans l’enchaînement de nouvelles qui constituent ce recueil et qui jamais ne sortent de l’espace blanc et glacial délimité par les susnommés parallèles, Jørn Riel n’indique nulle chronologie. On ignore donc si la dernière nouvelle qui donne le titre à l’ensemble se déroule dans un temps postérieur aux autres. Si cela était le cas, notre curé n’aura donc pas connu Lause, dont le cadavre ouvre le recueil. Chasseur émérite, aventurier fier et droit, Lause s’est suicidé. Sa famille aimerait que son corps puisse être rapatrié sur le continent. En attendant la visite du bateau du capitaine Olsen, il faudra laisser passer l’hiver et une bonne partie du printemps qui voit en juillet les températures remonter légèrement au-dessus de zéro. Bjørken reçoit donc la mission de conserver le corps qu’il remise dans l’entrepôt à farine. L’hiver s’achevant, Lause semble passablement agité : ses yeux s’ouvrent, son ventre se gonfle et le bonhomme pourtant si propre de son vivant finit par dégager une odeur telle qu’elle dérange même nos compagnons. Après avoir évacué les gaz du cadavre à l’aide d’un tire-bouchon, nos hommes vont lui dénicher un bon gros iceberg qui a l’avantage, comme réfrigérateur, de ne pas consommer d’électricité. Une tempête, malheureusement, rendra la liberté à l’énorme bloc de glace qui se fera la belle. Le corps de Lause, préservé grâce à une salaison judicieuse, sera retrouvé quelques années plus tard, au large de New York. Voilà, en une nouvelle, de quel genre de sornettes nous abreuve Jørn Riel. On aurait pu tout aussi bien évoquer l’histoire de Miss Dietrich, une chienne qui parle d’un peu tout avec son maître, celle du boa Magdalena venu de la forêt vierge semer le trouble et le scepticisme chez les chasseurs, ou celle d’Anton épris tout-à-coup de poésie et qui se lance dans l’écriture d’un roman muni du seul crayon à papier de tout l’Est du Groenland. A chaque récit, Jørn Riel soulève sans façon le rideau de son théâtre et nous sommes là, bouche bée, à suivre les aventures réfrigérantes et sauvages de ces hommes à l’humanité profonde. A propos du propriétaire du boa déjà évoqué, voici ce qu’écrit notre auteur : « Quelque chose dans la manière de raconter qu’avait cet homme inspirait la confiance. N’importe qui pouvait tout de suite savoir que c’était de la pure affabulation, mais il relatait ses histoires avec une telle ardeur, une telle conviction, qu’on avait l’impression qu’il y croyait au moins lui-même. » On pourrait d’autant plus retourner le compliment que les histoires d’Un curé d’enfer nous sont racontées avec un talent rare, une verve de Méditerranéen, un sens du détail phénoménal et l’assurance de quelqu’un qui sait de quoi il parle. Et dans l’exploration de la solitude, Riel, plus d’une fois, caresse l’incompressible noyau dur de la condition humaine. Un régal.
Un curé d’enfer
Jørn Riel
Traduit du danois par
Susanne Juul et
Bernard Saint Bonnet
10/18
157 pages, 44 FF
Poches L’humanité bien conservée
janvier 1999 | Le Matricule des Anges n°25
| par
Thierry Guichard
Dans l’univers gelé du Groenland, Jørn Riel s’attache à une poignée d’hommes dont les histoires réchauffent les longues nuits de solitude.
Un livre
L’humanité bien conservée
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°25
, janvier 1999.