Ne considèrez pas impertinent le fait de dire qu’Anise Koltz est une vieille dame. Cette Luxembourgeoise, née dans le premier tiers du siècle, nous avait donné à lire en 1998 déjà, un recueil de poèmes liés à la mort de son époux et à l’attente de la sienne propre. Le Paradis brûle (La Différence) surprenait autant par sa sérénité face à la grande faucheuse que par le soupçon jeté au langage et par la cruauté des relations familiales. C’est donc avec le sentiment de reconnaître un territoire qu’on lira La Terre se tait.
Divisé en six sections, le recueil s’ouvre par une mise en garde paradoxale : « La parole est dangereuse/ Taisons-nous/ Apprenons la langue des sourds-muets ». De quel danger s’agit-il ? La langue des sourds-muets n’est qu’un outil de communication, qui ne s’effectue pas dans la solitude. La langue du poète au contraire ne se prononce que seul(e) et dépossède un peu plus celui ou celle qui la prononce. Les poèmes qui suivent sont alors comme des valises qu’on abandonne sur le quai d’une gare avant de prendre le dernier train. « Dès que mon poème est terminé/ il m’expulse/ de son monde// Au lieu d’une victoire/ j’ai le sentiment/ d’une défaite ». Le dépouillement de la langue pousse au silence, et les poèmes d’Anise Koltz ressemblent souvent à de forts aphorismes : « Nous écrivons/ pour nous souvenir/ de ce que nous avons perdu/ Chaque parole est posthume ».
Arrivée à l’heure du bilan, Anise Koltz peut tirer, semble-t-il, un maigre constat de son passage dans l’existence, sa poésie cependant n’est jamais morbide. Il y a même chez elle une vitalité lucide, parfois ironique et toujours sans concession. Si elle combat toutes les illusions, elle ne donne jamais prise au désespoir, et sa parole alors radicalise tous les refus d’un divertissement qui serait un élixir pour passer dans l’au-delà sans angoisse. Le poème qui donne le titre au recueil en est un exemple : « (…)Dieu nous a créés/ d’après son image// Nous l’avons créé/ d’après la nôtre// Mutuellement/ nous nous sommes massacrés ». Sans sarcasme, mais avec une précision cruelle, la dame ne nous permet pas le leurre : « Je contemple d’en haut/ un monde paisible/ où les cités grouillantes/offrent la vision prophétique/ d’un immense cimetière » (Dans l’avion).
Pourtant la dernière partie du recueil prend des accents différents, moins affûtés plus mystérieux. On y entend comme la préparation des noces avec la mort. Aux rêves qui habitent le corps « figé par l’âge/ avec ses seins flasques/ asséchés par la lune », s’ajoutent les signes de la nature : « Une lumière tamisée/ contient l’arc-en-ciel/ qui se pose de plus en plus près/ de ma maison/ comme pour m’engager/ à m’embarquer déjà ». Attirance et répulsion font une danse lunaire.
Les paroles laissées derrière soi, sur le quai, sont et seront quoi qu’il arrive des paroles faute de mieux. Le monde ne s’accorde pas à elles et pas plus qu’elles n’ont donné accès à une vraie présence, elles ne semblent pouvoir ouvrir à l’au-delà. Le silence dès lors apparaît comme un aboutissement, que nul mensonge ne vient souiller. Mais il est aussi la mort que l’on craint et contre laquelle la force des mots n’est qu’un leurre. Comme Anise Koltz, on n’a pas appris « comment aller/ au-delà des mots(…) comme si je n’avais rien à dire/ mais sachant/ qu’il faut parler/ pour ne pas mourir ». La grande qualité de cette poésie très simple, c’est bien de nous apprendre à écouter le silence. Et à en accepter l’inexorabilité.
T. G.
La Terre se tait
Anise Koltz
Éd. Phi/L’Orange bleue éditeur
112 pages, 75 FF
Poésie Inventaire avant départ
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Thierry Guichard
Hanté par la mort proche, le nouveau recueil d’Anise Koltz condense ses images pour ôter au silence ses derniers lambeaux de paroles.
Un livre
Inventaire avant départ
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°29
, janvier 2000.