Présenté sous forme d’un journal tenu du 22 mai 1996 au 7 décembre 1998, Soirs révèle au moins une ambiguïté. En effet, bon nombre de poèmes, ici, pourraient n’être pas datés, tant ce qu’ils disent échappe à l’instant, ne marque nulle date. Le temps se compte en saisons et en climat. Il est un compagnon presqu’immobile, figé, mort (« on compte le petit tas d’heures// on est encore là/ donc on peut tenir demain/ un autre petit tas/ et ainsi de suite// ça devrait aller »). Le monde extérieur n’apparaît que peu (« deux trois voitures/ là-bas sur la petite route/ un frottement de pneus/ dans le virage au goudron mou/ rien de long/ rien d’entêtant ») par des sons ou par la vue qu’offre une fenêtre. Imperceptiblement, on pénètre dans l’univers d’un homme enfermé. Impression renforcée par la petitesse des rares choses susceptibles de prodiguer un peu de bonheur comme « à cinquante centimètres/ il y a ce brin d’herbe/ qui bouge quand d’autres/ à côté/ deviennent flous ») ou cette « pochée de sable (…) même si/ c’était juste vider les poches/ avant de mettre à la lessive ». Ténuité des choses, temps immobile, espace clos d’où parfois des escapades (« dans ce petit resto calme et pas loin ») simulent de brèves permissions.
Il y aurait de quoi s’énerver devant cet entomologiste de soi-même, ce poète qui s’épingle sur la toile cirée de la table, pour se voir tant bien que mal, vivre plutôt mal que bien sa présence au monde (« aller parce que/ on vit on va// C’est vrai on peut/ ne plus/ c’est vrai ». Pourtant, dans l’acuité du regard, dans l’absence totale du je narcissique, le poème fait écho à l’intime du lecteur, touche en lui une corde fraternelle et laisse entendre que l’enfermement en question est celui que l’on porte tous.
On verrait bien des personnages beckettiens vivre ainsi, sans humour mais non sans désir. Et lorsqu’Antoine Emaz écrit, au bout de quatre vers filiformes, misérables : « bon à rien de bon/ on cesse là on a cassé » on pense forcément au décidément très joyeux « bon qu’à ça » de Beckett.
D’où vient alors ce divorce d’avec le monde, dont il faut s’empresser de dire qu’il est sans amertume, sans gémissements ? D’où vient cette incapacité à coller à une actualité du dehors ? Hypothèses habituelles, servies par les poèmes : la souffrance (« dans son mal de tête/ serrée// les mots pour prendre le mal »), la fin de l’idylle et l’enfance à porter comme un deuil (« il a même ces bonshommes gelés/ en rouge à barbe en ouate/ bonbons bonnets/ d’enfants qui tournent// et dans l’ombre autour/ centrifugés par le manège/ silencieux/ les autres »). Et puis, avec la radio, voix de l’extérieur, apparaissent peu à peu dans les poèmes, visages émaciés et silencieux, les morts. Ils viennent hanter le silence, ils viennent sans qu’avec eux les mots puissent aussi venir, comme si leur retour arrachait jusqu’aux cordes vocales, séchait toutes les encres. Il y a les guerres, à la radio où parlent des vivants qui n’ont pas de difficulté à parler de la mort. Mais c’est toujours « peu de choses/ dans un temps bref où passent/ beaucoup de morts trop/ vite ». On ne sait pas quels morts le poète voit, on ignore qui ils sont et si lui dans son désir de fraternité ne vit pas leur mort. On ne sait pas, on n’est sûr de rien, mais quand on lit : « sitôt les yeux fermés/ reviennent les bennes// on voit passer le convoi// on ne sauve rien/ on ne se sauve pas davantage/ il y a tous les mots de la langue/ et pas d’air » on comprend que vivre n’a plus rien de triomphal.
Soirs
Antoine Emaz
Dessins de Djamel Meskache
Tarabuste
135 pages, 100 FF
Poésie Le brouillon de la nuit
janvier 2000 | Le Matricule des Anges n°29
| par
Thierry Guichard
Un livre
Le brouillon de la nuit
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°29
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