On est au mois de janvier d’une année qui ne reviendra jamais plus. Le Danube charrie de vastes plaques de glace -l’hiver le plus froid depuis un siècle d’après les météorologues magyars et le chauffeur de taxi engagé sur l’un des ponts qui mènent de Pest à Buda. À peine le temps de s’assurer à nouveau que la majesté glacée sied décidément bien à la capitale hongroise, et la voiture parvient à destination avec une vingtaine de minutes d’avance sur un horaire mal calculé d’après les paramètres d’encombrement parisien. L’occasion est bonne de battre le pavé gelé du drôle de quartier excentré, forestier, presque campagnard, où vit Péter Esterházy : « Je le préférais tel qu’il était auparavant, quand il se trouvait dans la ville sans lui appartenir véritablement. Les gens d’ici se comportent comme s’ils habitaient dans un village. Tout le monde se connaît dans la rue, tout le monde sait que ma femme a filé un bas ou que je déploie des efforts désespérés pour faire croire que je cuisine. Les voisins ne sont pas dupes et ils m’apportent des plats tout cuisinés, on se croirait dans une nouvelle de Hrabal. »
Si l’on en croit un autochtone, la construction qui se dresse juste en face de la maison de l’écrivain serait un toboggan aquatique, attraction estivale de la plage danubienne qui s’étend en contrebas. On se pincerait volontiers les joues rougies pour s’assurer qu’on ne rêve pas, mais il faudrait d’abord ôter ses gants -et ça : jamais ! Péter Esterházy vient lui-même accueillir le visiteur au portail et le faire entrer dans la demeure de famille. Coup d’oeil à gauche vers la pièce dédiée à l’écriture, caverne de papier très fidèle à la description qui en est donnée dans Le Livre de Hrabal : « Son bureau faisait penser à un paysage : par exemple un versant désolé d’un mont toscan, ou un désert habitable, ou encore un aimable terrain vague dans un film de Tarkovsky, bref assez effrayant. Il était toujours encombré, une quantité inimaginable de matière s’y entassait, formant des montagnes, des vallées et des bosses : enveloppes froissées, feuilles de manuscrit, coupures de journaux, feutres de couleur, châtaignes, contrats, gribouillages, demandes de passeport périmées, tickets de bus, crayons, cahiers, échéanciers, lettres d’amour (une mine de lettres d’amour périmées), agrafes, papiers de chocolats, notes, livres, lettres, un bordel colossal (ou plutôt bicolore, c’est-à-dire blanc et noir), un désordre bordélique, autrement dit : un ordre interne -et tout cela par strates, en plusieurs étages, en sandwich, avec des tunnels, de profonds couloirs secrets ; une couche pour les lettres qui demandaient réponse depuis deux mois, une autre pour celles qui ne demanderaient réponse depuis deux mois que dans deux mois ! » Entrée dans une manière de petit salon (où attend déjà Adrienn, amie de la famille et interprète de circonstance, qui parle exquisément le français). « C’était la pièce des adultes. C’est-à-dire qu’enfant, je n’avais pas le droit...
Dossier
Péter Esterházy
L’art du contrepied
mars 2002 | Le Matricule des Anges n°38
| par
Eric Naulleau
" Il est bigrement difficile de mentir quand on ne connaît point la vérité." Une formule de Péter Esterházy qui résume autant un art romanesque qu’un art de la conversation. Illustration en questions/réponses avec un adepte du ballon rond.