En plantant le décor de son récit à Montedidio, quartier populaire de Naples, Erri de Luca recrée les lueurs de son enfance. Naples, cette ville de sang, magnétique et fantasmagorique, rude et pauvre, où on naît et meurt en napolitain. En de courts fragments, Erri de Luca nous conte l’histoire d’un garçon de 13 ans. Il vient de quitter l’école pour le métier d’apprenti-menuisier. Lancé dans le nouveau monde, il consigne le contenu de ses journées sur un rouleau de papier, mais en italien, plus reposant, « parce qu’il est muet ». C’est la langue du savoir, au contraire du dialecte napolitain qui « garde un crachat dans la bouche. »
Son temps libre, il le consacre à exercer son bras au lancer du boomerang. Également à écouter. Et à aimer. Il y a Rafaniello, le cordonnier si bon et si bossu, qui chausse les déshérités. Le saint homme est un rescapé du génocide juif, il a traversé l’Europe centrale et rêve de s’envoler, ailes déployées, vers Jérusalem. Il y a Maria, la jolie voisine, guère plus âgée, qui connaît déjà « les gestes des femmes », et dont il tombe amoureux. Et le patron de l’ébénisterie. Tout le quartier se souvient qu’il a chassé les Allemands de la rue.
Il y a des pages magnifiques dans ce livre. Ces sourires qui savent clore une conversation. Ce vacarme de rue qui étouffe les malédictions. Cette jeunesse livrée à elle-même parce que les pères sont absents. Cet amour d’enfants incrédules, confrontés à leurs premières souffrances.
Entre conte yiddish et parabole biblique, Montedidio est un livre de grande tendresse, d’éveil à la vie adulte, d’apprentissage au respect de soi et des autres. Toute cette petite communauté, domiciliée sur la Montagne de Dieu, est nimbée d’une blanche lumière. L’auteur ressuscite des voix, des histoires, et pas n’importe lesquelles : elles mettront « de l’air dans (les) os » du jeune narrateur. Car ce texte est aussi la naissance d’une conscience, puisque à Naples, si « on grandit vite », « le mauvais grandit en même temps (…) une force amère, capable d’attaque. »
Parallèlement à Montedidio, Erri de Luca fait paraître son premier recueil de poésie, la modestie en exergue : « Je ne suis pas arrivé jusqu’au vers. Ici, ce sont phrases qui vont trop souvent à la ligne ». OEuvre sur l’eau mêle chant élégiaque et passé meurtri. À la lumière d’un psaume répondent la mémoire du sang posé sur les berges des fleuves, de la Vistule à la Bosna, un salut fraternel adressé aux frères vaincus en « résidence perpétuelle », aux voyageurs clandestins, à ceux d’ici-bas peuples de Naples « connaisseurs patentés du vide ». Ce petit opus rassemble la parole silencieuse d’ « une sentinelle de la nuit/ sur la crête d’un sommet/ dans une guerre sans sommeil » contre le vacarme de l’âme.
Montedidio Gallimard 207 pages, 15,50 €
OEuvre sur l’eau Seghers 126 pages, 13,60 €
Traduits de l’italien par Danièle...
Dossier
Erri De Luca
La montagne magique
juin 2002 | Le Matricule des Anges n°39
| par
Philippe Savary
Des livres