La première édition des Feuilles d’herbe est publiée en 1855. Au mitan d’une décennie féconde (Melville, Hawthorne, Thoreau, Emerson publient leurs chefs-d’œuvre) et fondatrice de la littérature américaine. Ce chant du Nouveau Monde lancé par Walt Whitman est peut-être le premier exemple véritable d’autobiographie poétique. La Chanson de moi-même qui inaugure ces Feuilles, prélude en fait à un inventaire du monde bien plus large que sa simple personne. C’est une autobiographie de tout le monde, à la dimension de l’espace américain. Whitman parle en effet pour les États-Unis, et se veut le chantre de cette nouvelle démocratie.
Feuilles d’herbes, qui reste peut-être aussi la première expérience d’œuvre ouverte, impossible à achever, juxtapose des fragments, des échantillons, inépuisables, d’Amérique. Whitman remettra sans cesse en chantier son livre, projet fou et démesuré. La neuvième édition, en 1891, précède de quelques mois son décès. C’est sur ce texte -(la « Death-be edition », du lit de mort) que Jacques Darras, par ailleurs essayiste et traducteur, entre autres, de Malcolm Lowry, Ezra Pound, a travaillé, en amitié. Cette version, ni partielle (celle déjà dirigée par Darras chez Grasset, en deux volumes, 1989 et 1994) ni composite (celle de Larbaud, Gide, Laforgue, etc., dans « la Blanche » en 1918), concrétise un travail de longue haleine, et insiste sur la profusion verbale et sonore de Whitman, ses sortilèges, ses surgissements, son énergie brute et sauvage. Walt Whitman, de stature imposante, d’une voix « féminine, douce et flûtée », ne déclame pas dans les amphithéâtres, ni dans les salons. « En véritable Huron des villes » nous prévient Darras, il gueule, dans la rue, sur la route, prophétise, pour l’homme moyen américain. On l’imagine nomade, tout au moins vagabond : seules ses feuilles d’herbe le sont. Whitman expérimente l’Amérique, de Brooklyn, puis de Camden, à la mort de sa mère. Il travaille dans les ministères qu’il quitte après une attaque d’hémiplégie en 1873, et vit alors quasi exclusivement dans la chambre du premier étage donnant sur la rue. Pourtant, chez lui, le dedans fraye sans cesse avec le dehors, et inversement ; sa peau au contact du monde recueille par tous les pores le réel, le divers, l’Amérique, absorbe, tamise, mélange intérieur et extérieur sous toutes leurs latitudes. Son oreille en mixe tous les bruits, tous les sons. Et Whitman exacerbe le corps jusqu’à son paroxysme : « Walt Whitman, un cosmos, de Manhattan le fils,/ Turbulent, bien en chair, sensuel, mangeant, buvant et procréant ». Ces vers, du poète même, résonnent comme une profession de foi d’une sensualité presque triviale, non protestante. Manifestation prodigieuse de l’incarnation. Ce corps, archétype des autres corps, chaud comme la braise, qui « fume, éructe, siffle comme une locomotive prosodique entraînant d’interminable wagons d’humanités derrière elle » (Darras) et ce souffle ont sans conteste laissé dans leur sillage quelques rejetons (naturels) -Alvaro de Campos, l’hétéronyme sensualiste de Pessoa, Ezra Pound, Allen Ginsberg, Federico Garcia Lorca, Hart Crane…
D’une texture intempestive, d’une singularité et d’une grandeur inaltérables, la voix de Whitman impressionna aussi la vieille Europe. Elle résiste sans peine à l’érosion. Et surtout, intacte, actuelle : son intarissable capacité d’émerveillement.
Feuilles d’herbe
Walt Whitman
Traduit de l’américain
par Jacques Darras
Poésie/Gallimard,
786 pages, 11 €
Poésie La voix de l’Amérique
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Bertrand Serra
Désormais intégrale, la traduction des Feuilles d’herbe épouse la mesure du souffle prodigieux de Walt Whitman, qui n’a cessé de frayer en éclaireur. Inclassable.
Un livre
La voix de l’Amérique
Par
Bertrand Serra
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.