Il y a plusieurs façons de mettre son cœur à nu. Baudelaire l’a fait en donnant sa vision intime du monde et des hommes, Yves Charnet s’y applique avec la rage et l’urgence d’un enfant naturel en quête d’identité. Placé sous le triple signe de la folie de Nerval, du spleen de Baudelaire et de la foi de Bernanos (tous cités en exergue), Proses du fils (dont la première parution date de 1993) est son premier livre. Autobiographie lacunaire, hérissée de silences qui ont l’aura des tempêtes, ces pages écrites au présent d’une prose criblée d’orages, résonante d’assonances et d’associations, disent l’imparfait radical du réel, font droit aux emportements d’une voix qui s’incarne avec une force et une gravité rares. « Je suis tombé de ma mère. Pomme pourrie dans le panier percé du cri. Âme béante et bouche à zéro. La carence entre les dents. Et toute l’énormité du crâne, cette excroissance vide… » « Enfance tuméfiée » par l’absence d’un père, l’enfer d’un « inceste blanc », l’ennui, la solitude, la bâtardise. « J’aurai, d’une obscure intuition, nommé Bâtardise ce réseau de hantises et d’hébétude, ce silence de quinze heures qui transperce le jour, ce bouquet de larmes dans le jardin désaffecté, cette ivresse du vide par la fenêtre butinée. Oui, Bâtardise, ce gel du souffle dans l’épaisseur des choses, cette butée du regard contre l’embrasure du crépuscule, cette gorge à vif raclant au fond des cours deux rimes éperdues ».
Il y a de la vengeance -et il y va d’une survie- dans l’affirmation de cette écriture, dans ce retournement du négatif en laisses lyriques, dans cette façon de convertir la fragilité et la souffrance en style et en beauté. De l’étrangeté singulière de sa condition, de son corps à corps avec des spectres, de son entreprise de remembrance et de démembrement, Yves Charnet scande la dissémination en actes, les évidements cruels, les agonies quotidiennes. Écriture à fleur de peau, mais qui a la violence des rapts révélateurs et l’éclat désemparé des abcès qu’on crève avec la langue. Les mots, les armes blanches, c’est pareil. Du couteau qu’on retourne dans la plaie à « toute cette boucherie de paroles avec bas morceaux, abats et boyaux », c’est la même compulsion agressive, le même glissement vers la défiguration, la même expérience de l’insensé qui s’affiche. Virulence désespérée qui conduira l’auteur aux bords mêmes de la folie.
Yves Charnet écrit pour occuper la place du nom laissé en blanc par un père qui ne l’a pas reconnu et qui s’est suicidé. Manque absolu, que le recours à la littérature et à Dieu (sans doute le seul vrai père parce qu’il est le Père sans père ?) ne peuvent combler, pas plus certainement que la grande tentative de réconciliation qui passe par l’amour et la paternité. « Je me risque oui pour marquer le coup de ta naissance à publier des poèmes mes vieilles tranches d’âme que je couvais en avare et je veux t’en raconter l’amicale légende car il y va bien sûr d’une amitié légendaire ma petite crevette… » Des textes-étreintes, des textes-prières, à l’image d’un être comme égaré dans la syntaxe flottante du vivre, et qui, entre rite de réappropriation et emprise mortifiante du spectre paternel, tente de devenir le fils de son œuvre à défaut d’être celui de son père.
Proses du fils
Yves Charnet
Préface de Denis Podalydès
Postface de Jacques Borel
La Table ronde
175 pages, 7 €
Poches Lettre au père
novembre 2002 | Le Matricule des Anges n°41
| par
Richard Blin
Entre parturition symbolique et travail du deuil, les portées déchirantes de l’entrée en littérature d’Yves Charnet. Des proses qui disent l’imparfait radical du réel.
Lettre au père
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°41
, novembre 2002.