Le jeune Ernesto et son père traversent à pied montagnes et plaines du Pérou à la recherche de l’endroit où le père avocat pourrait enfin s’installer et exercer. Mais ce dernier n’aspire pas réellement à une vie confortable et routinière. Son fils comprend qu’ils s’embarquent pour un long exode et il prend goût à cette vie d’errance. Socialement déclassés, ils deviennent les compagnons de misère des péons, les Indiens travaillant sur les grandes exploitations. Ils partagent leur alcool de maïs, la chicha, et se ressourcent en écoutant leurs chants traditionnels, les huaynos.
Ernesto adopte la cause des péons, exploités par les riches propriétaires fermiers. Il apprend leur histoire, leurs pratiques religieuses et leur culture animiste. Il découvre au cours de ce périple que la nature est souvent bien plus présente que les hommes. Son voyage prend fin lorsque son père le place en pension faute d’avoir trouvé un lieu où se fixer. Le parcours d’Ernesto s’apparente dès lors à une quête initiatique, celle d’un enfant confronté à la solitude. « Et tandis qu’à Chalhuanca, quand il parlerait avec ses nouveaux amis, en sa qualité de nouveau venu, il regretterait ma présence, moi j’explorerais, pouce par pouce, la grande vallée et la ville ; j’affronterais le courant puissant et riche qui déferle sur les enfants, quand ils doivent faire face, seuls, à un monde plein de monstres, de flammes et de grands fleuves qui chantent d’une belle voix contre les rochers et le rivage des îles. » Cette quête atteindra son apogée lorsqu’il peut enfin retrouver son père. Mais il doit d’abord se joindre aux péons en pleine insurrection, dressés contre leur maîtres puis traverser seul des régions dévastées par le typhus où les hommes, infestés de poux, agonisent.
Ce roman fortement autobiographique, -le plus célèbre d’Arguadas (il fut publié en 1958)- exprime la fascination qu’éprouve l’auteur péruvien pour les traditions ancestrales. Les personnages, la forêt, les cours d’eau apparaissent hantés, habités de forces lointaines. Ce qui retient surtout, c’est la richesse d’une écriture mêlant le dialecte quechua (langue des Incas) à l’espagnol. Arguadas, tout au fil de sa carrière d’anthropologue et d’écrivain, a voulu briser un préjugé tenace, qui associait culture indigène et folklore. Cette idée d’une culture devenue archaïque, mélange de mythes et de rituels ésotériques, fut diffusée par des auteurs aussi prestigieux que Vargas Llosas. Ce dernier écrivit d’ailleurs un livre sur Arguadas présentant son œuvre comme une somme de légendes. Cette version fallacieuse conforta les autorités de l’époque dans leur démarche de destruction des communautés indigènes. La lutte de Arguadas pour l’émancipation des Indiens ne fut pas du reste un refuge contre le monde des Blancs ; l’écrivain dirigea à la fin de sa vie le Musée national d’Histoire. Sa dernière lettre témoigne de cette volonté qu’il eut d’affirmer la culture des péons tant comme la sienne propre que comme celle que nous aurions tous intérêt à approcher, à explorer. « Je ne suis pas bien, je ne suis pas bien ; mes forces entrent dans la nuit. Mais si je meurs à présent, je mourrais plus tranquille. Ce beau jour qui viendra et dont tu parles, celui où nos peuples renaîtront, il vient, je le sens (…). Mais nous ne connaissons pas la tristesse des mistis (des Blancs, ndlr), des égoïstes ; nous avons la tristesse forte du peuple, du monde, de ceux qui connaissent et sentent l’aube. Ainsi la mort et la tristesse ne sont ni mourir, ni souffrir. » Profondément dépressif, Arguadas se suicida en 1969 à Lima d’une balle dans la tête.
Les Fleuves profonds
José María Arguadas
Traduit du péruvien par
Jean-Francis Reille
Gallimard /L’Imaginaire
323 pages,7,90 €
Poches Métis, profondément
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Caroline-Jane Guyon-Williams
Farouche défenseur du peuple quechua, José María Arguadas (1911-1969) révèle avec un lyrisme solaire les traditions magiques et mythiques des Indiens du Pérou.
Un livre
Métis, profondément
Par
Caroline-Jane Guyon-Williams
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.