Antonio Gamoneda constitue une figure à part dans la poésie espagnole contemporaine. Si aujourd’hui il est reconnu comme l’un des poètes majeurs de ce pays, une longue confidentialité a éloigné son œuvre des lecteurs. Il faut dire que la poésie de Gamoneda affirme dans les années soixante un ton qui ne prend pas en compte les recherches linguistiques d’alors et ne fait pas du poème un lieu de singularité lexical mais plutôt un chant ténu, entre coplas et soupir, mélodie et murmure. Blues castillan incarne cette quête qui tient autant de la spiritualité que de l’enracinement social. Si Gamoneda est dans ces années sous le joug franquiste comme nombre d’écrivains espagnols, il reste dans sa terre de Castille un pauvre qui chante avec les mots, connaît les risques existentiels du langage mais refuse d’en faire un exemple d’ironie critique. D’une résistance autre, la poésie de Gamoneda naît alors de l’écoute du blues et du spiritual, et de la lecture de Nâzim Hikmet, le poète turc. Une manière par les circonstances de savoir à quelle réalité on se confronte : celle d’un chant qui voit dans les objets, les êtres, les choses, l’acidité du vent, le passage du temps ou l’attente, la matière vraie, et peut-être noble, du poème à venir. Gamoneda est dans sa découverte du spiritual en exil. Cet exil a été maintenu tout au long de sa vie : exil du poète du fait du langage, exil ou éloignement volontaire d’une langue poétique qui ne serait qu’expérimentations.
Désigné par quelques-uns alors comme un poète « social », Gamoneda a forgé sa propre musique, sa propre spiritualité en creusant dans sa terre et en exhumant, avec une fidélité impressionnante, une poésie faite de fraternité et de blessures, de violence et d’étonnement. Ainsi dit-il dans la postface de ce recueil : « Sentir. Voilà un mot fort. Il n’exclut ni l’audition ni la lecture ni la compréhension, mais il ne les implique pas nécessairement toutes. (…) Je peux comprendre c’est une façon de parler l’alphabet Morse, mais cette compréhension n’intensifie pas ma vie à la manière et au point où le font la lecture ou l’audition de mots, à peine compréhensibles comme : « Coupe doucement les fils du cœur ». Là, ma vie s’intensifie parce que j’ai senti la signification, non parce que je l’ai ou ne l’ai pas comprise. »
Des années plus tard, à cette poésie qui chante « Le monde est grand. Et dans une maison/ il ne tiendra jamais. Le monde est grand./ Et dans une maison le monde est grand / qu’il y ait tant de souffrance ça n’est pas bon » répond, comme un point culminant, Description du mensonge. L’écriture de Gamoneda atteint ici des sommets. Le quotidien s’est estompé pour la venue d’une écrasante présence du monde. Dans des paysages de plaies, d’amertume, de solitude, de chaleur, de poussière et de nostalgie, la poésie de Gamoneda déploie des versets uniques : « Dans les étables où m’enveloppe l’obscurité, j’accueille la mort et nous conversons jusqu’à ce qu’elle lèche doucement mes lèvres.// Ce n’est pas ton mérite mais le mien ; ce n’est pas ton acidité qui arrête les poursuivants ; ce ne sont pas tes cris dans l’excès,// mais mon cœur et sa honte mon cœur// et le sourire des torturés. » On sait depuis ce livre et d’autres (voire les traductions du Livre du froid chez Soriano éditeur, ou Pierres gravées et Froid des limites chez Lettres vives) qu’Antonio Gamoneda est la voix poétique la plus éclatante apparue depuis Federico Garcia Lorca. Description du mensonge par sa radicalité et son âpre sensualité impose une richesse d’images et de sensations inédite : « Aucun vent n’a embrasé ce pays, aucun troupeau ne l’a sillonné. A présent// la perfection de la mort est là dans mon esprit. »
Antonio Gamoneda
Blues castillan
et Description
du mensonge
Traduits de l’espagnol
par Jacques Ancet
José Corti
132 et 155 pages,
15 et 16 €
Poésie Gamoneda l’inouï
avril 2004 | Le Matricule des Anges n°52
| par
Marc Blanchet
Antonio Gamoneda s’est imposé, discrètement, comme un poète espagnol majeur. Une voix âpre, nourrie de plaies et de solitude.
Un livre
Gamoneda l’inouï
Par
Marc Blanchet
Le Matricule des Anges n°52
, avril 2004.