Comment construire un code moral sur un vieux sac de supermarché
En même temps que le roman impose son hégémonie à ce qu’il reste des autres genres littéraires, il semble paradoxalement en France, mais pas uniquement abandonner des territoires autrefois conquis de haute lutte : l’ambition philosophique et politique du roman-somme, de la « grande forme » que poursuivirent Musil, Broch ou Joyce ou le souci éthique, l’interrogation morale. Depuis Flaubert peut-être (est-il possible de « juger » Emma Bovary ? nul doute que pour Flaubert la question eût été inconvenante), si le romancier explore les souterrains spirituels de l’abjection ou de l’horreur, c’est avec le scalpel de l’objectivité clinique. Quant au critique, ce serait pour lui aussi démériter : évaluer la portée morale d’une œuvre serait un péché bien plus mortel que l’anodin sainte-beuvisme biographique.
Yehoshua, lui-même romancier expérimenté (La Mariée libérée, 2003) relève donc ce défi : il désire éclairer le « territoire moral », la « carte morale » que dresse parfois, dans quelques-unes de ses plus hautes pages, la littérature. Il y parvient par une étude à la fois didactique (ces textes sont issus d’un cours universitaire) et approfondie, alliant d’éclairantes visions panoramiques à des analyses narratives méticuleuses (le rôle des ellipses, la place du narrateur, l’alternance des points de vue).
Dans un premier temps, il tente de montrer comment certains textes amènent le lecteur à « s’identifier ou approuver des options et des conduites morales qu’il aurait sans doute rejetées si elles lui avaient été proposées directement, hors du contexte littéraire ». C’est ainsi qu’il décrit « l’action clandestine » du narrateur de la Genèse qui, dans l’épisode du meurtre d’Abel par Caïn, désire mettre en scène non pas un fratricide mais bien plutôt « un dialogue tragique entre Caïn et Dieu ». Il nous guidera ensuite chez Camus (« L’hôte » dans L’Exil et le royaume) où nous verrons que le récit « neutralise avec délicatesse et précision » tous les mobiles qui pourraient éclairer la décision du personnage principal, jusqu’à ce que nous ressentions, avec lui, que « seule une réaction absurde convient à un monde absurde ».
Dans un second temps, Yehoshua montre que la volonté de dépeindre un « réseau riche, complexe et convaincant de motivations psychologiques » n’empêche pas de maintenir intacte la problématique morale. Ainsi Dostoïevski, dans L’Éternel Mari, parvient-il à décrire « le formidable pouvoir d’une si petite culpabilité » celle du pauvre Veltchaninov qui, torturé par le remords, collabore au martyre que lui inflige le mari trompé, l’éternel mari, devenu « une fusée au système de contrôle détraqué ». C’est qu’on doit parfois « attribuer une force existentielle plus grande au dilemme moral qu’aux thèses psychologiques explicatives et rassurantes ». Yeshohua n’hésite pas à aller plus loin : il juge possible, et même nécessaire, d’étendre son investigation, son enquête, au domaine de l’inconscient : on peut s’interroger sur « la responsabilité morale que l’on peut attribuer à l’acte de refoulement ». Il en va ainsi chez Faulkner (Une rose pour Emily) où la narration installe, instille plutôt, à l’intérieur de l’esprit du lecteur un processus de refoulement semblable à celui qui dicte, inconsciemment, la conduite des personnages du récit. Il démontrera enfin (à propos de Raymond Carver) comment une courte nouvelle peut présenter un « développement moral » comparable à celui de Raskolnikov sans qu’il soit besoin pour cela des mille pages de Crime et châtiment.
Nul doute, à l’issue de cette lecture, que ce questionnement, loin d’amoindrir la portée des œuvres en les livrant à quelque réduction moralisatrice, leur confère une plus haute dignité, un pouvoir plus grand : « il est vrai que la littérature se concentre sur le réel, mais elle touche également aux zones des déterminations morales. C’est son lieu de pâturage naturel et il ne faut pas y renoncer. »
Comment
construire un
code moral sur
un vieux sac de
supermarché
A. B. Yehoshua
Traduit de l’hébreu
par Charlotte Wardi
Éditions de l’Éclat
221 pages, 17 €