Pseudodoxia epidemica
Editions Corti
Connaissez-vous Browne ? Le plus souvent, cette question suscite des réponses embarrassées : une vague proximité avec Montaigne, l’admiration de Borges, rien en tout cas qui témoigne d’une lecture directe. Toute honte intellectuelle bue, il faut donc s’attaquer à un monument de la littérature anglaise, Pseudodoxia epidemica, qui connut en son temps (1646) un immense succès européen, et qui se trouve pour la première fois intégralement traduit en français. De prime abord, l’intention paraît raisonnable et sympathique : l’auteur se propose d’analyser les erreurs communes et les fausses opinions de ses contemporains, propagées telles des maladies n’oublions pas que Browne est d’abord médecin. Il se refuse à « gober des dubitations », veut oublier les « autorités » et les dogmes, prend comme seuls guides l’observation et la Raison, avertissant toutefois son lecteur qu’il n’y aura « ni chemin tout tracé, ni manuduction constante ». Mais passé cet avertissement liminaire, voilà que tout se détraque : on s’engage dans une « ronde de la connaissance » de 814 pages (sans les notes), course éperdue parmi les animaux et les végétaux, les textes et les images. Accablé d’érudition et de méticulosité expérimentale, il faut se taper une épuisante compilation observations, citations et anecdotes étranges afin de savoir si les vertus purgatives du lapis lazuli sont réelles, si la lamproie possède neuf yeux, si l’urine des crapauds est venimeuse. On a beau se dire que la science en est à ses balbutiements, quand même… D’autant que le bonhomme n’est pas toujours très sympathique : il évoque Satan qui « embrouille » la vérité, se donne un mal de chien pour savoir si les juifs puent, finit par ne plus rien discerner du tout. Une « tête fêlée », alors, comme le disait Valéry Larbaud ?
On continue tout de même à lire. Une étrange modernité se dessine alors. C’est comme une anthropologie qui naît ici : Browne cherche à démêler l’inextricable lien entre la nature et la culture, comme dans le sagace développement qu’il consacre à l’utilisation de la main droite. Quelle manière insolite, aussi, d’aller chercher la vérité sous les métaphores, et d’interroger les images de la tradition. Cinquième livre, chapitre 6, pp.511-519 : la place que les peintres attribuent au Christ et aux apôtres, à table, lors du festin de la pâque, oui cette place-là est-elle conforme à la réalité des coutumes de table de l’époque, telles que certains historiens la décrivent ? Si de tels questionnements l’avaient emporté face à ceux de Galilée, nul doute que nous connaîtrions une autre science : non pas méthodique ou mathématique, mais se donnant comme un répertoire saturé de délires et d’inconscient.
Au final, un étrange charme opère, qui naît encore de l’invention verbale. Le « brownien » a notablement enrichi l’anglais : 900 néologismes en tout, certains ne quitteront jamais les pages du Pseudodoxia epidemica, d’autres tels computer ou viviparous seront plus tard exploités. Porté par cette langue bariolée et exotique, le décousu de la pensée prend des contours proprement fantastiques. C’est un monde envoûtant que celui-là où, tels les objets réunis par le désir surréaliste, cohabitent des problèmes non reliés entre eux : la couleur de la mer rouge, le squelette d’Adam, le coït de la Terre. Un univers qui ne semble pouvoir naître que sur une île terriblement conformiste et terriblement excentrique : les traducteurs ont dû être récompensés de leur terrible labeur en faisant de beaux rêves.
Pseudodoxia
epidemica
Thomas Browne
Traduit par Bernard Hoepffner avec la
collaboration de
Catherine Goffaux
José Corti
963 pages, 35 €