Quel meilleur viatique pour affronter l’hiver approchant que ce gros volume qui nous emmène vers des jadis et des ailleurs, guidés par la voix unique de Nicolas Bouvier ! Comme il est d’usage dans cette collection, c’est la traversée d’une vie, en même temps que d’une œuvre, que l’on nous offre ici. Nous retrouvons les titres célèbres de Bouvier, mais également, dans un ensemble présenté chronologiquement et illustré de photographies, dessins et cartes, d’autres textes plus rares, des premiers articles pour La Tribune de Genève, à l’occasion d’un voyage en Finlande en 1948, au recueil d’entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, Routes et déroutes, de 1992 (Bouvier, né en 1929, mourra en 1998). C’est donc peut-être par la fin qu’il faudrait entreprendre cette lecture : Bouvier, en effet, livre ici l’autobiographie qu’il n’a pas écrite, mais qu’il dissémina, au fil des ans, au fil des textes. Avec la lucidité sans apitoiement mais sans cynisme qui lui est propre, il remonte le fleuve et nous pouvons lire alors, en parallèle, ses livres et ce qu’il en dit, au crépuscule, alors qu’il se rapproche de la « la dernière douane ». Un leitmotiv tout d’abord : s’il voyage (et s’il écrit ensuite) c’est pour remédier à, ou au moins contourner, cette « insuffisance centrale de l’âme », « ce vide qu’on porte en soi » et qui empêche, le plus souvent, de reconnaître « la polyphonie du monde ». Il faut, dans cette expérience, se déprendre de soi, abandonner toute certitude : « On croit qu’on va faire un voyage, écrit Bouvier, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Partir, c’est se départir de soi.
Bien sûr et le succès de ce livre, pourtant lent à venir (la première édition fut publiée à compte d’auteur !), le révèle justement L’Usage du monde est le meilleur témoignage de cette pratique de soi qu’est aussi le voyage. Voici un kaléidoscope humain, de portraits achevés ou de silhouettes esquissés : Tziganes cigales, Turcs naïfs, Perses raffinés ou las, Américains déboussolés… Voici Tabriz sous la neige, « très chagallien », avec ses portefaix, « séraphins calleux »… Voici les lointains sommets enneigés de l’Afghanistan… Bouvier s’étonne, écoute, rit et se fait moraliste : « être privé du nécessaire stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel ». Il s’épuise aussi, dans les aléas climatiques ou mécaniques, mais la fatigue peut permettre « l’illumination », « l’irruption du monde dans votre mince carcasse ». Il fait l’épreuve de l’ennui et, parfois, de la peur : il est des « non-lieux », en Iran comme plus tard en Corée, qui menacent, mieux vaut alors « ne pas traîner ici plus qu’il n’est nécessaire ». Ce monde, qu’aujourd’hui l’actualité tragique impose, déformé, à nos yeux blasés, était alors magiquement vivant, et Mazar-i-Shérif une halte bienvenue sur la route de l’Hindou Kouch.
Si la dernière ligne de L’Usage du monde annonce l’émerveillement que sera « la descente de l’Inde », dont témoignent ici quelques précieux textes retrouvés, c’est à Ceylan que la défaite de soi attend l’explorateur : sous le signe du Poisson-scorpion, il devra faire l’épreuve de la solitude et de la maladie, de la dépossession (ou de la possession par d’effrayants fantômes) et du délaissement. La nuit l’envahit, sa vie s’embourbe, des régiments d’insectes traversent sa chambre : il faut s’enfuir, sous peine de mort lente. L’écriture même de ce livre, son « œuvre au noir », lui fut une véritable douleur : il est certain qu’on ne trouve pas, dans les autres textes, une telle noirceur, même si l’angoisse et la dépression guettent, même si Le Dehors et le dedans peuvent trouver à s’affronter, comme le laisse deviner le beau titre de son unique recueil de poèmes, longtemps travaillé, enrichi. Mais quoi qu’il arrive, la curiosité toujours reprend le dessus, le relance, une curiosité omnivore, qui trouvera sa nourriture sur les chemins où nous le suivrons ensuite, dans sa Chronique japonaise, dans son Journal d’Aran et autres lieux, mais qui explorera également les couloirs ou les caves des bibliothèques et archives. Bouvier, en effet, doit vivre : le voyage, s’il l’enrichit, ne nourrit pas son homme ! Il se fera ainsi photographe au Japon et au retour, en Suisse, iconographe, c’est-à-dire découvreur d’images. Certains textes se rattachent alors à cette nouvelle ambition : ce sont Les Tribulations d’un iconographe qui veut rassembler et préserver cette mémoire des hommes, cette autre manière de répertorier le réel. Œuvres d’art, peintures et gravures, mais aussi photographies les siennes et celles d’autrui qui tentent de cerner « le contour intérieur d’un visage » (Notes sur le visage), estampes populaires, cartes géographiques, ou dessins de sacs de blé (!) du XVIIe siècle (Histoires d’une image).
Quelques textes autobiographiques tentent aussi de ressusciter, en évoquant cette famille de la haute bourgeoise intellectuelle genevoise où il eut la chance de naître, La Guerre à huit ans, ou l’énigmatique figure du père, « conteur extraordinaire » et pourtant discret. Des textes critiques, enfin, rendent hommage à ceux qui le guidèrent, voyageurs (Ella Maillard, Maurice Chappaz, Cingria…) ou poètes (Holan, Akhmatova).
Cette vie, qu’il jugeait « mal cousue », est bien plutôt pour nous un tissu chatoyant, aux entrelacs savants, où nous pourrons désormais, quand le quotidien nous pèsera, nous perdre à loisir.
Œuvres
Nicolas Bouvier
Gallimard/Quarto
1428 pages,
252 illustrations,
29,50 €
Intemporels Le pèlerin ébloui
octobre 2004 | Le Matricule des Anges n°57
| par
Thierry Cecille
D’Helsinki à Hokkaido, de Kaboul aux îles d’Aran, l’œil vivant de Nicolas Bouvier découvre le monde et la vie « si douce et si tuante/ que personne jamais/ n’en reviendra vivant ».
Un auteur
Un livre
Le pèlerin ébloui
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°57
, octobre 2004.