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Zoom L’odeur soutteraine

février 2005 | Le Matricule des Anges n°60 | par Richard Blin

Jean Billeter nous raconte une histoire de serpent et de paradis : la sienne dans l’ombre de celle de Louis Soutter, un fou pornographe.

Dans la chambre du pornographe

D’un roman, on attend qu’il soit habité, qu’il inquiète ou bouleverse, qu’il parle de ce qui ne s’enseigne pas : du désir, de la folie, de l’indécence, du destin. Qu’il se développe sur les restes de vieux massacres, à commencer par celui de l’enfance. Placé sous les auspices d’une citation de Rilke « Qu’est-ce qu’un destin sinon la densité de l’enfance ? », le roman de Jean Billeter (né en 1947) est de ceux-là. Premier roman publié, mais roman d’un écrivain, tant il sait combien il est difficile de mettre des mots sur ce qui nous accompagne, nous déporte, ou nous étrangle.
La chambre du pornographe, c’est celle de Louis Soutter, né, comme l’auteur, à Morges, en 1871, près de Lausanne, et mort en 1942, dans l’hospice pour malades mentaux, où il passa les dix-neuf dernières années de sa vie à peindre et à dessiner des femmes nues. Tout avait pourtant bien commencé pour celui qui choisit de devenir musicien. À Bruxelles, où il étudia le violon, il fréquenta J. Ensor et F. Rops, avant d’épouser une jeune, riche et belle Américaine qui possédait, de surcroît, « une voix à détacher Ulysse de son mât ». Parti vivre aux États-Unis, il y enseignera pendant trois ans avant de regagner l’Europe moralement et physiquement ruiné. Méconnaissable. Son mariage a été un échec. « Ma femme était trop bien pour moi, j’avais de vilaines dents et elle en avait de très belles. Elle souriait insolemment, c’était pour moi une offense… » Entamant une existence de vagabond et de parasite, tirant l’archet « dans de petits orchestres de thé dansants ou dans le noir sous un écran de cinéma », il est rapidement mis sous tutelle.
On l’appelle le fou, ou le pornographe. Finalement interné, « il se lance à corps perdu dans le dessin, un peu comme s’il repérait les issues de secours ». Papier d’emballage, verso de lettre, cahier d’écolier, tout lui est bon. Un univers peuplé de femmes maternelles ou sataniques. Une exténuation de corps et de visions, les rêves d’un englouti vivant qui hurle à la mort et dont les cris sont ses dessins.
À la naissance de Jean Billeter, son père, pharmacien, a acheté la pharmacie de la famille Soutter, et c’est la chambre de Louis Soutter qu’on lui attribue. Jusqu’à 9 ans, tout va bien. Puis c’est la catastrophe. « L’éternité est très brève, mais les petits garçons ne le savent pas encore ». C’est que son père, devenu gourou messianique, a créé une secte, l’Église Apostolique Primitive. Le salon devient lieu de culte, et la maison un enfer. Il s’enferme dans sa chambre. C’est « comme si j’avais été enlevé et retenu prisonnier dans une chambre ». Il n’ose plus sortir de peur de tomber sur une « sœur en Christ » lui demandant aussitôt de se repentir. Il est mort à 9 ans, quand son père lui a solennellement annoncé qu’il n’était plus son fils. « J’ai pissé de trouille dans mon froc, j’ai lâché toute mon eau, ça a coulé jusque dans mes chaussettes. Je ne me change pas, je m’étends sur le lit, le pantalon mouillé, je fixe le plafond et au bout de quelques instants, je sais que je suis mort ».
C’est cette « enfance fracassée », ce douloureux enkystement dans la chambre du fou, qui forment le cœur, le foyer du roman de Jean Billeter. Comment survivre à un tel meurtre d’âme ? Comment aimer quand on a connu trop tôt, et trop brièvement le paradis ? « C’est dangereux d’être aimé si jeune. Ça donne de mauvaises habitudes. Après on croit aux amours constrictors. On croit que ça existe ailleurs, que les femmes vont nous aimer comme des boas étrangleurs, qu’on sera toujours fourré dans leurs jupes (…) on espère, on attend, mais ça ne revient jamais ».
Et puis il y a la peur d’être contaminé, la peur des coïncidences, la peur du « poison qui rend fou », la peur de finir à l’asile comme Soutter. Alors, il cherche refuge auprès de sa Béatrice, peintre de renom, enjôleuse d’hommes et de femmes ; et il s’enferme dans l’écriture, devient graphomane.
En un constant chassé-croisé d’évocations de la vie de Soutter et de la sienne, c’est à une traversée des illusions, à l’exploration des fêlures et des dissonances qui font qu’on devient ceci plutôt que cela, que nous convie Dans la chambre du pornographe. Jean Billeter y boxe ses peurs et ses vertiges, y caresse ou y brise les cordes noires de l’angoisse. « J’ai beau ouvrir les portes des déserts et des océans, j’échoue toujours entre les cuisses de fer de ma machine à écrire, une terreur accélérée dans la gorge ».
Errance d’un naufragé en quête de grâce, son roman n’est que nue présence, conjugaisons d’intensité et d’élans ceux de la chair, la fauve, celle qu’enflamme « l’âme foutative » comme disait Apollinaire. Une écriture dégraissée, presque minimale mais dont la mordante netteté souligne au mieux le travail de sape du malaise. La voix d’un homme vrai, qui a pris son parti de dire, avec autant de vigueur que de rigueur, ce qui le tient séparé. « En fait, je suis un rebelle de très petite envergure, trop timoré et pusillanime, trop effrayé à l’idée de tout flanquer en l’air (…) poltron planqué dans une chambre qui n’existe plus ». La voix à suivre d’un réfractaire lucide, qui écrit pour se rejoindre et qui, à l’instar de Pierre Michon écrivant ses Vies minuscules, découvre que l’écriture est « un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l’Afrique », et que l’écrivain est « une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur ».

L’odeur soutteraine Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°60 , février 2005.
LMDA PDF n°60
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